Vertical Migration

Superflex
  • Vertical migration©Lance Gerber courtesy Superflex
  • Vertical migration© Robert Damish courtesy Superflex
  • Vertical migration©Lance Gerber courtesy Superflex
Vertical Migration, animation numérique. Projection sur le bâtiment du siège des Nations-Unies à New York, et à Copenhague, 2021. Vertical Migration est commanditée par ART 2030 et TBA21–Academy.  Développée en proche collaboration avec Kollision. Photos Lance Gerber et Robert Damish Courtesy Superflex

 

 

Vertical Migration me fait penser à La Métamorphose de Franz Kafka en mode inversé. L’œuvre du collectif Superflex est centrée sur la créature et non sur le devenir de l’humain face à elle. Malgré son caractère monstrueux, l’animal géant est émouvant, fragile, remarquable, et on peut estimer que le monstre, -destructeur-, c’est l’homme inférieur en dimension à l’organisme marin mais possédant une force de nuisance bien plus importante. Avec Vertical Migration le groupe Superflex[1] expose une allégorie visuelle qu’il a formatée pour le XXIe siècle, et orientée sur « une approche écocentrée, c’est-à-dire un système de valeurs centré sur la nature et dans lequel il n’existe aucune division existentielle entre les espèces humaines et autres qu’humaines ». [2]

Dans l’exposition très intéressante, There is no such thing as bad weather, présentée au Bicolore, à la Maison du Danemark, Paris, cette œuvre clôt un parcours autour des créations consacrées par le collectif au drame des changements climatiques. Sans pathos ni sentimentalisme, l’approche des artistes est pragmatique, et fait appel à la résilience par l’humour, l’innovation et l’adaptabilité. Chaque œuvre est par son concept et son design un projet pour retrouver l’énergie et l’espoir. 

Racontée dans un film d’animation généré par ordinateur, et aussi déclinée sous forme de projections géantes dans des lieux stratégiques, l’oeuvre s’appuie sur les changements d’échelle, faisant passer le spectateur d’un point de vue surpuissant à une vision qui le minimise. La projection présente un environnement sub-aquatique. On distingue, parmi d’autres, une petite tache luminescente dans ce qui devient une constellation de points tout aussi lumineux et solidaires. Ils forment une chaîne perlée qui se termine en un double cône géant translucide qui palpite, respire et évoque une tulipe ou un champignon. La créature s’élève dans un mouvement spiralique. Il s’agit nous dit-on de la reconstitution numérique d’un banc de siphonophores, sorte de minuscules méduses qui s’agrègent les unes aux autres de façon solidaire. Les siphonophores forment une sorte d’intelligence collective qui est attirée par la verticalité, s’élevant des abysses jusqu’à approcher la surface de l’eau pour se nourrir de planctons.

Le film d’animation dépeint l’ascension du superorganisme. Plus la caméra se rapproche, plus on entre dans le détail de la créature dont l’étendue mesurable est infiniment plus grande que nous.  Elle se métamorphose en un être longiligne. On sait que certains spécimens peuvent atteindre 150 m de hauteur ce qui ferait du siphonophore l'organisme animal le plus grand du monde. Si haut qu’il aurait pu projeter son ombre sur Manhattan si, au lieu d’être une image, il avait été vivant.

Car le 21 septembre 2021 l’image du monstre a été projetée sur la façade nord du Palais de marbre et de verre, siège des Nations Unies à New York, alors que s’y tenait une assemblée générale dédiée à la biodiversité. Le siphonophore de 168 mètres de hauteur était visible de tout Manhattan. Nouveau King Kong ou Godzilla, ou E.T., ce jour-là un individu à la morphologie anormale régnait grâce à la magie du cinéma au-dessus du New York. 

Les artistes ont donné plusieurs sens à cet événement. D’abord inviter les humains à côtoyer d’autres formes de vie existant sur notre planète, notamment celles qui viennent des profondeurs de l’Océan. Mais aussi ne pas prendre leur démarche d’altérité comme un appel aux bons sentiments mais comme un discours de raison. Enfin permettre de comprendre que bien que nous ne puissions faire l'expérience du voyage dans les profondeurs noires de l'océan, nous pouvons changer notre perspective et reconnaître que nous sommes liés à ces abysses, grouillantes de vie, avec lesquelles nous partageons la même planète, le même écosystème et le même avenir. 

Bien qu’ayant placé leur œuvre au cœur des débats socio-politiques, les Superflex ne croient pas que l’art puisse changer le monde. Leur posture est plus modeste et contributive. Celle d’artistes qui, ayant développé leurs propres connaissances, peuvent aider leurs semblables humains à modifier leurs perspectives, leurs opinions, leurs façons d’être et de penser. « Si nous pouvons trouver des moyens pour toucher les gens à un niveau émotionnel, nous pourrons vraiment apporter quelque chose. » disent-ils dans l’ouvrage qu’ils viennent d’éditer à l’occasion de l’exposition au Bicolore et qu’ils ont écrit en partie, toujours à la pointe du progrès scientifique, à l’aide du programme GPT-3 d’intelligence artificielle.  

L’homme de Vitruve a vécu disent-ils, il faut oublier la célèbre représentation de Léonard de Vinci, d’un homme dont les proportions idéales s’inscrivent à la fois dans un cercle, -centré sur son nombril-, et un carré -centré sur son phallus. Avec la disparition de ce symbole de l'honnête homme, disparaît la notion très forte de l’humain, mesure de la représentation du monde. 

Une certaine partie de l’humanité s’accroche à l’anthropocentrisme et mise sur la technologie pour garder la suprématie de l’espèce humaine sur le vivant. « Nous pensons que l’anthropocentrisme est un point de vue dangereusement restrictif qui omet de tenir compte des points de vue et du vécu des animaux non humains. Cette façon de voir restreinte a contribué à la crise environnementale massive à laquelle nous sommes confrontés à présent. »[3]

Superflex propose de renverser notre façon de voir, d’accepter nos limites, nos erreurs et de nous rapprocher des autres êtres existants en brisant le carré-dans-le-cercle qui nous enferme dans un cadre essentialiste dont nous ne pouvons sortir.

Vertical Migration souligne l’importance des interactions, et le fait que nous partageons un destin commun avec ce qui nous entoure. Les scientifiques du monde entier prédisent l'élévation du niveau de la mer, au cours des prochains siècles. Le Danemark, plat pays, est concerné au premier chef par cette mutation de la nature. Les Danois vont devoir comme les siphonophores apprendre à migrer verticalement vers des hauteurs de plus en plus élevées. Ou vivre sous l’eau ? devenir un peu poissons ? On a l’impression que les membres de Superflex ne se donnent pas de limites artistiques, évoluant entre la provocation et la cognition. Ainsi qu’eux-mêmes, ou leur IA, le disent: « la transgression continuelle des catégories est une des clés du travail de Superflex »[4].

 

 

Anne-Marie Morice

 

 

Vu à 

Exposition There is no such thing as bad weather

18.11.2022 – 29.01.2023

 

Le Bicolore

Maison du Danemark 

142 avenue des Champs-Elysées

75008 Paris

Lebicolore.dk

 

 




[1] Le collectif est constitué des artistes :  Jakob Fenger, Rasmus Rosengren Nielsen and Bjørnstjerne Christiansen

[2] Superflex, There is no such thing as bad weather, édition Superflex (anglais-français), 2023

[3] Ibid

[4] Ibid