Spazi

Liliana Moro
  • Liliana Moro, Spazi, 2019© Michele Humbert
  • Liliana Moro, Spazi, 2019© Michele Humbert
  • Liliana Moro, Spazi, 2019© Michele Humbert

Spazi, 2019 installation, photographies © Michele Humbert


 

Lors de la Biennale de Venise de 2019, le commissaire du pavillon italien, Milovan Farronato a voulu s’inspirer de la nouvelle d’Italo Calvino, La sfida del Labirinto (Le défi du labyrinthe) publiée pour la première fois en 1962 dans la revue Il Menabo’. La référence au texte de l’écrivain, outre dans le titre de la manifestation italienne, Ne altra ne questa, est également factuelle. Elle se reflète dans les méandres des salles d’exposition.

Précisément, en entrant dans le labyrinthe où sont présentées plusieurs œuvres de Liliana Moro, on s’arrêtera devant Spazi, une installation placée à l’intérieur d’une salle à l’apparence circulaire, qui consiste à assembler en un seul et unique artefact les différentes étapes de la biographie artistique de l’auteure. L’échafaudage d’une sorte de labyrinthe vertical qui recrée la mémoire, réinventée en miniature, de plusieurs expositions, a été conçu expressément pour la manifestation vénitienne. Un travail certes inédit original, défini par Liliana Moro comme “une oeuvre inédite, faite de plusieurs petites oeuvres pas vraiment nouvelles”, mais également emblématique de l’activité de l’artiste italienne, d’autant plus qu’il réunit en modèles réduits plusieurs étapes essentielles de sa carrière1.

Comment l’échafaudage a-t-il été construit ? Edifiée comme une sculpture autour de laquelle on peut aisément circuler, cette nouvelle tour de Babel associe les langages de plusieurs expositions, qui de fait, sont elles-mêmes interprétées et résumées tels des phylactères spatiaux-figuratifs. Le matériau utilisé comme contenant est celui que les architectes emploient habituellement pour présenter leur projet en trois dimensions2. L’emboîtement des espaces exécuté avec du carton, se fait sur le mode d’un enchevêtrement entre intérieurs et extérieurs. Aussi le parcours est-il synthétisé et analysé par le regard de l’observateur qui constamment se déplace dans toutes les directions. Une dizaine d’alvéoles sont à l’air libre. Correspondent-elles à des expositions en plein air, à ciel ouvert? C’est le cas de deux d’entre elles comme celle qui recrée un kiosque dans l’espace public de la ville de Trivero (Piémont), ou bien encore le projet, qui répondait à une commande publique, de l’aménagement d’un rond-point à Turin. D’autres sont accessibles au regard grâce à des ouvertures sur l’espace extérieur, plus ou moins grandes jusqu’à la plus petite, de la forme d’une fenêtre rectangulaire à la porte légèrement entrebâillée, comme pour décliner toutes les approches possibles à l’œuvre d’art, de celles qui s’offrent délibérément au regardeur à celles qui feignent de se montrer. D’autres encore sont entièrement closes, avec un côté ou un toit transparent. Certaines cellules sont placées légèrement en porte- à- faux et évoquent subtilement une forme d’instabilité. D’autres ont plusieurs entrées. Cette élaboration ne serait-elle pas une métaphore de la condition de l’œuvre -voire de la condition humaine- dans la diversité des démarches qui connotent l’art en devenir, sa phénoménologie: incertitude, instabilité, état existentiel, polysémie. Ces espaces multiples, dont les entrelacs nécessitent intervalles et pauses, parfois ouvertement déployés, parfois même quasiment impénétrables ne reflèteraient-ils pas également le caractère à la fois synthétique et analytique de l’art : ouvert et hermétique, matériel et symbolique, essentiel et élaboré? Oui car la précision des formes et l’attention minutieuse à leur fabrication -une éthique du travail revendiquée par l’artiste- n’empêchent pas de constater leur situation hermétique : ouverture, extension d’une part, mais aussi cloisonnement, entrebaillement, contraction.

Un labyrinthe vertical. Il se dresse comme une tour évoquant le titre de l’essai de Calvino, d’un point de vue visuel certes, mais également lorsque l’on tente de reconstituer les éléments qui jalonnent chaque partie de l’échafaudage pour les relier aux méandres de leur identification, nominalement et mentalement. Les espaces sont recomposés à l’échelle de cellules, suivant un équilibre elliptique dans la mesure où il n’y pas de vision centrale, ni point fixe d’observation. La perception est circulaire. Apparemment ce n’est pas une spirale mais pour l’appréhender il faut se déplacer autour de l’œuvre avec un regard qui balaie la construction, la scrute de bas en haut, entre et sort à l’intérieur des cellules miniaturisées aux contours irréguliers. Plus qu’à la simple déambulation, les mouvements conjugués des yeux et du corps s’apparentent bien à celui d’une spirale. La forme de l’œuvre laisse les regardeurs libres de choisir leur parcours. La vision est à la fois circulaire et pluridirectionnelle.

Milovan Farronato observe: «en travaillant avec différents matériaux et à des échelles différentes Liliana Moro révèle son aptitude à se concentrer sur l’essentiel. A ne pas confondre avec un style minimaliste, son faire net et précis l’amène à créer des gestes apparemment très simples, lesquels en tant que tels engendrent une myiriade d’interprétations. Poétique et non pas romantique, Moro met en jeu des contenus et des objets usuels pas tant pour les illustrer mais pour revisiter leur fonction originelle et nous inviter dans l’au-delà du visible”. Ajoutons qu’en regardant l’œuvre on se livre à un exercice de découverte à la Hitchcock. Pensons au scénario de « Fenêtre sur cour », où l'espace est vu sous plusieurs angles, devenant ainsi objectif, et où chaque ouverture donne lieu à une scène de vie, certes accessible à l’oeil, mais dont le décryptage est à reconstituer. Dans le domaine des arts figuratifs, l’identification d’une représentation « en retard»3, c’est-à-dire sans lui attribuer un sens concret, est depuis la première moitié du XXe siècle nommée « abstraction ». Aussi relèvera-t-on que dans le passage du macrocosme (la salle d’exposition de référence) au microcosme (la version en maquette), quoique empreint d’une grande précision quant à l’évocation de la source d’inspiration, on en arrive à observer que le résultat recouvre parfois la totalité des significations de l’abstraction. D’un point de vue étymologique et littéral « ab/trahere » dans le sens de ab « d’après » et trahere « soustraire » signifie « soustraire d’après » ; ou encore « abstrahere » signifie littéralement « soustraire », « séparer de », voire « tirer de » mais aussi le qualificatif acquis par l’histoire de l’art pour exprimer ce qui n’est pas de l’ordre de l’identifiable dans la réalité tangible. On remarquera la concentration en un seul mot d’une relation binaire, telle un oxymore, le « lien » étant exprimé par « ab » « tiré de », et la « séparation » désignée par « trahere » et « abstrahere » c’est-à-dire « soustraire ».4 Dans Spazi il y a bien des constructions « tirées de » celles qui appartiennent à d’autres œuvres, d’autres temps. Le changement de paradigme les a soustraites à leur état originel. L’abstraction figurative qui a une histoire tant en peinture que dans la sculpture, s’associe ici de manière originale à l’installation et se transforme en une mémoire à la fois renouvelée et sélective.

La maquette d’une autobiographie artistique. Le mouvement du regard associé à la déambulation autour de l’œuvre établissent une relation entre présence et mémoire. Liliana Moro a l’habitude de confectionner des modèles réduits avant chaque exposition. L’installation totalise plusieurs techniques artistiques : dessin, architecture, sculpture, installation, modélisme. Ces modèles de petits formats des expositions passées reflètent, outre les maquettes restées dans l’atelier de l’artiste, le processus mémoriel qui réduit dans un fichier du cerveau les phénomènes antérieurs du passé afin de les conserver. C’est du moins ce ressenti que l’on a envers les souvenirs. La traduction en microcosmes sert à donner de l’espace aux gestes artistiques du passé. Aussi l’œuvre actuelle contient-elle l’essentiel des actions passées, lointaines et récentes, renouvelées au présent et réinterprétées grâce au passage par les techniques de réduction propres au changement d’échelle factuel. Techniques qui font appel également à l’ensemble des mécanismes qui gouverne les facultés intellectuelles propres à sélectionner et adapter un processus mémoriel.

Diplôomée de Brera, l’Ecole des Beaux-Arts de Milan, où l’artiste italienne a été l’élève de Luciano Fabro5, Liliana Moro débute ses recherches au seuil des années 90. En 1989, sa première initiation dans le monde de l’art consiste à s’organiser avec un groupe de neuf amis étudiants fraîchement diplômés. Leur intention est réellement de se confronter au milieu artistique pour éviter de se renfermer sur eux-mêmes. En commençant à présenter mois après mois leurs propres travaux pour ensuite s’ouvrir à d’autres artistes présents sur la scène milanaise, ils programment une série d’exposition à leur frais dans un petit espace du centre ville. Tout en travaillant pour assurer leurs dépenses ils réalisent plusieurs actions artistiques disséminées dans différents lieux de la ville. Liliana Moro considère que c’est une expérience majeure pour s’initier au travail artistique. « Cela m’a donné la possibilité de progresser, de comprendre et, ce qui est fondamental, de mettre ma manière de faire en relation avec les autres. Plus en général je dirai que c’étaient des années anti-héroiques et anti-historicistes. Les artistes émergents ne se reconnaissaient plus des pères et des maîtres, ils aimaient la relation, et détestaient les groupes et les tendances et fuyaient toute catégorisation.”6 Dans ce contexte Liliana a exposé trois travaux très efficaces d’un point de vue visuel et symbolique: Politica del per o riguardante il cittadino, Casa Circondariale, La passeggiata (1988) présente dans une autre salle de la Biennale vénitienne7. Ils contribuent à la formation de son attitude radicale, où pour radical on entend une aptitude à aller au fond des questions que l’artiste a elle-même introduites. Dans cette logique, chaque geste est un acte, chaque acte artistique un acte public. Pour Liliana Moro le travail de l’art est constant et naît en relation avec le monde et “tous les autres”, que ce soient des images, des objets, des situations.

L’idée de réunir en une seule manifestation, devenue ici une œuvre, plusieurs évènements fait écho à cette activité expositive initiale. Liliana Moro l’affirme clairement : « faire une œuvre d’art ce n’est pas simplement la peindre, la sculpter ou l’installer. Il faut la mettre en relation et suivre ses pérégrinations en contact avec un public. » Invitée à la Biennale de Venise pour la deuxième fois, trente ans après ses débuts, elle choisit alors de résumer son parcours artistique, de 1991 à 2019. Les références sont multiples, que ce soit à de grandes manifestations internationales comme la Documenta de Kassel, nous y reviendrons, ou sa participation à l’une des expositions(1991) qui marque la première phase du Musée Pecci de Prato -inauguré en 1988- sous la direction d’Amnon Barzel au titre évocateur de « Scena emergente ». Ou bien encore les expositions présentées dans différents espaces institutionnels et galeries, de Milan (Emi Fontana) à Londres (Almanach), de Soncino à Prato (Musée Pecci), de Kassel (Documenta) à Los Angeles (Emi Fontana, Institut culturel italien), à Bruxelles (galerie Greta Meer), de Bologne( galerie Foscherari) à Palerme (Francesco Pantaleone) et de les réunir en un seul ensemble.

“J’aime expérimenter. Le choix des matériaux est un moment fondamental pour moi dans la réalisation de mon travail. On n’a pas le droit à l’erreur. J’utilise beaucoup de matériaux : le verre, le bronze la céramique, des objets qui existent déjà en tant que tels. Dans les premières années de ma recherche j’ai employé essentiellement des matériaux appartenant à la vie quotidienne, surtout pour des raisons d’argent.”

Tous les projets reconstitués dans Spazi ont été réalisés à l’exception de deux d’entre eux. Celui de Kassel (Tiramolla 92) : une Fiat 126 rouge était reliée au bâtiment principal par une corde en acier qui traversait toute la structure de la Neue Galerie, où étaient exposés les protagonistes de l’Arte Povera. Or la direction de la Documenta craignant un affaissement de l’édifice décida en dernière instance de ne pas donner son accord pour l’installation. Dans la version de la Biennale vénitienne on reconnaît les différentes composantes placées légèrement en porte-à-faux, en haut de la construction. C’est-à-dire en équilibre incertain tel qu’il semble reconstituer la précarité de l’œuvre même dans un cadre institutionnel comme celui de Documenta. La corde est réelle, l’édifice, une photo du Fridericianum. Pour quelle narration? Représenterait-il également le lourd héritage de l’Arte Povera, qui occupait en 1992 l’intérieur du bâtiment de la manifestation allemande?

En scrutant cette pluralité d’espaces, de formes et d’objets, on observe semble-t-il plusieurs carrés. En fait c’est une paroi rouge devant laquelle se dresse un muret en carton blanc sur lequel ont été découpées quatre ouvertures quadrangulaires qui donnent l’illusion de carrés rouges encadrés. Sur un autre mur on entrevoit quatre fenêtres et une porte, avec des fils rouges et noirs qui entrent et sortent des alvéoles. D’autres éléments sont clairement reconnaissables, comme un matelas en mousse tenu par des objets moins identifiables si l’on ne connaît pas l’exposition de référence, -en fait des charriots- intitulée Favilla (Pecci, Prato). Quant au dessin du Pozzo de San Patrizio revisité (2001), il fait référence à la construction d’un puits enterré conçu au XVIe siècle par l’architecte Antonio da Sangallo et commandité par le pape Clément VII pour s’y réfugier lors du sac de Rome de 1527. Le dessin en perspective, une anamorphose, de Spazi ne serait-il pas également un clin d’oeil au Musée Guggenheim de New York de Franck Lloyd Wright, qui a regardé Borromini? Et, bien évidemment l’allusion à l’expression utilisée dans la langue italienne pour signifier, au sens figuré, une source inépuisable, est claire. Ne serait-ce pas là aussi une métaphore de la recherche artistique ?

Au sommet de la structure, solide mais qui donne l’impression de pouvoir vaciller, on note d’un côté, une forme ronde jaune sur une pique, référence à un lampadaire qui illumine, et de l’autre un chien qui, sur un plan incliné est sur le point d’attraper un objet difficile à reconnaître dans l’immédiat. En fait c’est la reproduction en céramique d’une feuille de chêne, propre à exprimer la légèreté si chère à Liliana Moro. L’artiste aime citer une phrase des Leçons américaines d’Italo Calvino, «la légèreté n’est pas superficialité, mais planer sur les choses d’en haut”. Cette partie est l’écho d’une nouvelle oeuvre conçue “grandeur nature” dans une autre salle du labyrinthe vénitien. De même, Quattro Stagioni (2014-19) est miniaturisé à l’intérieur de Spazi. Placés à ciel ouvert, comme dans l’autre salle, il s’agit de quatre parasols, devenus, en format réduit, des ombrelles à cocktail.

Processus d’imitation, un oxymore. Quoique le blanc soit réellement dominant grâce au carton qui s’identifie à des parois murales, en déambulant autour de l’œuvre on relève plusieurs notes de couleur : rose, vert, jaune, bleu, rouge. On reconnaît certains matériaux : mousse, morceaux de verre, plexiglas, cartons, bois, céramique, etc. Des formes, celles des contenants : parallélépipèdes, cubes, plateaux, pentagones mais aussi diagonales. Notons l’obliquité de l’installation de Kassel par exemple. Des objets aussi : chariot de musicien ambulant, chariots transporteurs, cric, grillage en plastique, treillis, fils blancs et noirs, fil vert noué. Au milieu de l’installation: un passage étroit traverse l’œuvre entre une paroi aveugle et quatre ouvertures. Le tout confectionné de façon artisanale, c’est-à-dire selon la tradition artistique. La fabrication du contenant est de Liliana qui décline, répétons-le, tous les genres appartenant à l’histoire de l’art et au-delà : sculptures, installation, photo, dessin d’architecture, reproduction google map mais aussi paysage, autoportrait, animaux, etc.

Dès ses tous premiers travaux l’artiste voue une attention particulière à la relation entre intérieur et extérieur, public et privé. A partir de Passeggiata (1988), jusqu’à 29,88 KMQ (2015), commandité par la Fondation Zegna pour la municipalité dei Trivero. 29.88 KMQ est le titre choisi par Liliana Moro pour signifier l’étendue du bourg piémontais. In situ, dans la petite ville près de Biella, on peut encore observer l’oeuvre permanente, divisée en deux parties : un nouveau ‘infopoint’, placé à l’entrée du bourg, et l’office du tourisme qui reçoit les visiteurs entièrement réorganisés par l’artiste, de l’installation de la salle d’accueil à l’accrochage, à l’audioguide. Moro l’appelle “une structure d’accueil”, née pour diffuser des informations et des cartes routières. Sa forme pentagonale rappelle celle des anciens kiosques. Sur les parois vitrées des reproductions empruntées aux illustrations du guide de la faune de L’Oasis. In situ, après le crépuscule, ces figures colorées transforment le pavillon en une grande lanterne magique, couronnée par un globe lumineux jaune. A travers les bandes digitales qui défilent à la base du toit, on accède aux informations sur la météo et les rendez-vous culturels programmés par la municipalité et par L’Oasis Zegna. Dans la version vénitienne de 2019 on notera sous le toit plat deux bandeaux qui miment les leds lumineux au-dessus des  décalcomanies d’animaux sur plexiglas. Il s’agit alors pour l’artiste d’explorer la notion de mise en scène : celle des objets et des différents acteurs. Et comme toujours, faire appel à l’imaginaire, proposer une nouvelle image de la réalité, raconter cette vision étrange à la manière d’une fable. Liliana Moro emploie un vaste lexique allégorique qui inclut celui du monde de l’enfance à travers le monde animal et végétal: renard, hibou, papillon, chien. On remarquera plusieurs échelles de miniaturisation : de la boule en haut d’un toit à l’épingle à tête.

L’art actuel renouvelle en partie ce que l’histoire figurative nous a légué. Liliana Moro évoque pour sa part Le socle du monde de Piero Manzoni (...)qui a réellement changé” sa manière de concevoir l’art, Samuel Beckett qui l’a conduite à l’art.

En remontant le temps on relèvera également, c’est mon point de vue, plusieurs échos à de grandes périodes et personnalités de l’histoire de l’art : l’art de la miniature et des enluminures, la relation entre contenant et contenu, intérieur et extérieur. « L’intérieur et l’extérieur se rencontrent, se fondent dans une pause que le blanc rend concret»8. Une phrase de Liliana en syntonie avec l’architecte du XVIIe siècle, Borromini, dont l’œuvre est caractérisée par un échange novateur entre intérieur et extérieur et l’emploi de la blancheur d’un matériau pauvre, le stuc. De sorte que, en contemplant Spazi, on ne peut s’empêcher d’aller flâner dans notre mémoire figurative pour découvrir nombre d’autres relations à l’histoire de l’art. Plusieurs périodes charnières incarnées par des artistes remontent à l’esprit. Pensons aux architectures peintes de Giotto, où intérieur et extérieur sont représentés en fonction de l’importance que leur donne le peintre au lieu de se soumettre à l’un des systèmes de proportions qui fait référence à la réalité extérieure.9 En revanche pour Giotto la priorité est ce qu’il veut donner à voir, à commencer par les dimensions : François d’Assise a la même hauteur que l’ouverture d’une porte et a souvent une corpulence au moins aussi importante que celle les édifices l’entourant. Les architectures du « fond » de la fresque sont aussi grandes que celles des premiers plans parce qu’elles ont pour le peintre la même importance. De même, vient à l’esprit, en regardant cette construction de Liliana Moro, une considération chère à Léonard de Vinci. Pour étayer sa démonstration selon laquelle la peinture est « supérieure » à la « poésie », le peintre toscan fait l’éloge du caractère synthétique du tableau. Aussi donne-t-il l’exemple d’une scène de bataille réduite à un espace circonscrit et accessible par un seul regard alors que dans une narration il faut plusieurs pages pour décrire le même évènement. Habituellement objet d’un catalogue, la biographie artistique de Liliana Moro est avec Spazi condensée en une seule œuvre originale, que l’on pourrait appeler en définitive une autobiographie spatio-temporelle. On relèvera à travers cette reconstitution le caractère éphémère de chaque exposition, essentiel à la construction de l’identité artistique.


 

Michele Humbert


 

Vu à

Biennale de Venise 2019,

Pavillon italien

Commissaire Milovan Farronato


 

1 L’œuvre appartient maintenant à une collection particulière. Je remercie Liliana Moro pour avoir patiemment répondu à mes questions.

2Passe-partout utilisé également dans l’encadrement des dessins.

3Expression chère à Marcel Duchamp.

4 Cf Felix Gaffiot Dictionnaire latin-français 1934-1961

5 Dont elle accepte volontiers l’héritage, surtout pour la radicalité et le travail sur l’espace,

6 Au cours d’une conversation qui a eu lieu au Centro Studi e Archivio della Comunicazione de Parme (2016) dans le cadre Gli anni Settanta a partire dagli archivi CSA .

7 A l’époque Liliana n’avait pas encore l’habitude de préparer une maquette en vue d’une exposition, raison pour laquelle aucune de ces œuvres n’est présente en modèle réduit dans Spazi.

8 Cf. catalogue du Pavillon italien, sous la direction de Milan Farronato, texte de Stella Bottai, Ne altra ne questa, p. 337.

9 A savoir l’échelonnement des plans dans l’espace, du plus grand et rapproché au plus petit et éloigné recréé avec des ajustements constants grâce à un artifice propre à la Renaissance italienne.