Judith Scott (1943-2005), sans titre. Courtesy Collection Joyce Scott (Alta, Etats-Unis)
« L'oeuvre de Judith Scott témoigne d'un processus de création tout à fait particulier. Quand elle commençait une oeuvre cette artiste se mettait à la recherche d'un ou plusieurs objets qu'elle arrimait les uns aux autres. Souvent elle volait ces objets des plus hétéroclites : un ventilateur, des magazines, des clés, des fragments de plastique ou de polystyrène, elle chapardait. Ensuite elle les emballait de fils, de ficelles, de cordes, de cordelettes, de brins de laine, de manière à en occulter le corps central qui devenait le coeur de sa création, coeur recouvert de couches et de couches de fibres et qui le dissimulaient à jamais. Chaque œuvre de Judith Scott recèle donc un objet secret, invisible. Nous n'avons pas accès à ce corps central, on ne sait pas ce qu'il recèle, on voit l'autre chose, l'artefact que Judith Scott a créé.
J'aime dire qu'il y a la vie et la mort dans les œuvres de Judith Scott parce ce que parfois on a l'impression que c'est un défunt qu'elle a emmailloté, encoconné, momifié. Mais tout à la fois elle crée des formes, des couleurs, des œuvres qui ressemblent parfois à des personnes humaines ou des fétiches, d'allure anthropomorphe, pourvues d'une tête d'un corps. Judith Scott n'indique pas qu'il y a un haut, un bas, un devant, un dos. Elle travaillait avec beaucoup d'ardeur mais très lentement. Elle nouait, ficelait, laçait ces brins, ces bribes qui donnaient la vie à son oeuvre.
On est troublés, interloqués devant cette création. Il est nécessaire d'en connaître les conditions, le besoin de créer, son impérieuse nécessité. Il m'a paru très intéressant de mettre ces œuvres et la démarche, le processus de création en regard de la vie de cette femme. On peut dire que la vie de Judith Scott était tout d'abord inattendue. Sa mère dans les années 50, à Cincinnati, aux Etats-Unis, accouchant d'une petite fille, Joyce, se rendit compte qu'une seconde enfant suivait. Elle était enceinte de jumelles. Ces deux petites filles vont être inséparables raconte Joyce qui m'a décrit leur enfance dorée, dans une grande maison, où elles dormaient, mangeaient, jouaient ensemble. Au fond, quand bien même l'une était trisomique et sourde-muette, elles pouvaient converser, communiquer, échanger ; non pas par le verbe mais par une relation polysensorielle. En développant un langage particulier. A l'âge de 7 ans Joyce est entrée à l'école mais Judith sous la pression du voisinage et le conseil des médecins a été placée dans une institution très éloignée. Elle sera coupée de sa famille et surtout de sa sœur avec laquelle elle faisait corps. Joyce raconte qu'un matin dans sa vie il y a eu du froid, un manque et c'est tout d'abord physiquement qu'elle a compris que sa sœur a disparu. La petite Judith a certainement vécu la même chose. Elle a été placée d'institutions en institutions si bien qu'au fil du temps sa famille a perdu sa trace.
Trente six ans plus tard, Joyce a mis tout en œuvre pour la retrouver. Elle y est parvenue, a obtenu sa tutelle et l'a faite venir en Californie. Elle l'a inscrite dans un atelier d'expression le Creative Growth Art Center à Oakland, près de San Francisco. Judith y a découvert l'expression artistique. Ses résultats en peinture ne furent pas très probants jusqu'au jour où elle a trouvé le processus qu'elle utilisera par la suite. Elle a inventé un nouveau moyen d'expression qui consistait à s'emparer d'abord d'un objet pour constituer un corps central et chaque jour, comme un rituel, emmaillotter, masquer, occulter ce corps. Je ne peux m'empêcher de l'interpréter comme une traduction symbolique de ce qu'elle a vécu au plus profond d'elle-même quand elle a retrouvé sa sœur. Elle cacherait ce corps qui lui a été dérobé et créerait l'autre corps, celui qu'elle a retrouvé. La séparation d'avec sa sœur trouve ainsi une pleine réparation.
Elle va créer deux cents œuvres de ce type, certaines atteignant de grandes dimensions, parfois plus de deux mêtres de hauteur. La toute première est faite de fibres végétales enroulées et fixées ensemble avec de la ficelle, sur laquelle elle a appliqué une peinture qui fait aussi effet de colle. Au début les figures anthropomorphes et zoomorphes sont très présentes, petit à petit elle crée des œuvres non figuratives. Elle ne regardait que très peu ses créations. Elle travaillait avec tous les sens, évaluant avec les doigts si le fil était assez tendu, palpant et sentant les matériaux, pouvant même les goûter. Elle se servait très peu de la vue sauf pour choisir avec beaucoup de soin les teintes. On peut noter que sa dernière œuvre fut d'un anthracite foncé, presque noir.
Elle était intéressée uniquement par le moment de lacréation, se désintéressant de ce que ses oeuvres devenaient par la suite. J'ai organisé sa première exposition en Europe en 2001 au Musée de la Collection d'Art Brut de Lausanne. A partir de ce moment-là certaines personnes se sont intéressées à elle en Europe et ailleurs. Elle a fait l'objet d'une grande exposition au Brooklin Museum en 2015. Aujourd'hui le monde de l'art s'ouvre aux créations d'art brut, d' « outsider art », les choses ont énormément changé. Judith Scott est devenue une créatrice très reconnue. »
Lucienne Peiry (propos recueillis)
Commissaire de l'exposition
Vu à
La Maison Rouge Paris
Inextricabilia: Magical Meshes,
June 23 – September 17, 2017
Site de l'artiste
http://judithandjoycescott.com
Site de Lucienne Peiry