C’était un jour de juin 2016, nous étions sortis marcher avec ma compagne et mon fils. Nous passions devant une œuvre d’art-de-rue assez monumentale, qui était dans le quartier depuis quatre ans et que j’ai toujours beaucoup aimé. L’artiste, Djamel Kokene-Dorléans, l’avait réalisée au moment où s’achevait la démolition d’un petit quartier de maisons insalubres et de vieilles usines près de la gare de Saint-Denis, sur la pointe entre la Seine et le canal, qui devait laisser place à un nouvel éco-quartier appelé Confluence. Seule une petite maison avait été conservée et l’artiste l’avait entièrement repeinte en jaune vif ; depuis les immeubles neufs ont commencé à pousser autour. Nous étions en train de passer devant, les adultes parlaient entre eux de l’Euro et des impôts, quand mon fils, un peu moins de sept ans, insista pour nous « dire quelque chose » : « est-ce que quand toutes les maisons de Saint-Denis seront abandonnées, elles seront comme ça ? »
Je lui ai répondu que ce qu’il avait dit était vraiment intéressant, puis un peu plus tard, que « j’allais en parler dans mon livre ». Pour Aimé, les ruines évoquaient le futur : le jour où notre ville sera rendue aux herbes folles, aux Buddleia et aux Ailanthes qui sont toujours les premiers à pousser sur les friches de la région parisienne. Elles ne parlaient pas du passé, elles ne témoignaient pas de la ville « d’avant » qu’il avait à peine connue depuis sa poussette. Elles n’étaient pas un vestige mais un présage. Elles parlaient de l’abandon à venir et de ce qui allait suivre, les fissures dans les murs, les tuyaux qui pendouillent des façades, les toitures éventrées. Il n’avait pas l’air d’avoir vu les nouveaux bâtiments de béton nu qui encadraient désormais la maison jaune (ou était-ce parce qu’à ce stade de leur construction, avant d’être peints et habillés de fenêtres, les bâtiments préfigurent le squelette qu’ils peuvent devenir ?) Ce regard sur les ruines – comme étant ce qui va nous arriver – est bien sûr classique et ancien : le spectacle des ruines portait, en particulier pour les romantiques du 19e siècle, un avertissement : la ruine était l’avenir de la civilisation ou en tout cas un moment inévitable d’une séquence cyclique de grandeur et décadence – The Course of Empire, la série de cinq tableaux de Thomas Cole (1833-1836) inspirée d’un poème de Byron est l’un des exemples les plus fameux. Les ruines rappelaient la vanité des hommes, la présence de la mort, le travail inéluctable du temps et de la nature – la littérature sur le sujet est considérable et je m’arrête ici.Ce qui me rendait un peu triste était que pour mon fils, la ruine jaune vif de Saint-Denis lui parlait sans doute du présent. Il n’avait connu dans toute cette zone qu’un chantier permanent, sans doute l’un des programmes de résorption de l’habitat insalubre par démolition-reconstruction les plus importants d’Europe, où les immeubles tombent les uns après les autres. Mais la ruine lui parlait peut-être aussi (et c’est cela qui est triste) de l’année scolaire écoulée, marquée dans notre quartier par l’assaut des forces de sécurité, lors des attentats de novembre, contre un immeuble aujourd’hui vidé de ses habitants, muré et figé, puis tout récemment par un terrible incendie qui a fait plusieurs morts, laissant un autre immeuble vidé de ses habitants, muré et figé ; avec à chaque fois le gymnase ou l’école de mon fils transformés en centre d’accueil d’urgence et à chaque fois des détours à faire, par lâcheté ou lassitude, pour éviter de passer devant et de penser aux vies brisées.
Mais il y a plus joyeux : la ruine flambant neuve, la « forme oscillante entre objet archéologique, objet insolite et objet de perception1 » que l’artiste franco-algérien a produit, est jubilatoire par son éclat paradoxal et par la manière dont elle toise les panneaux publicitaires des promoteurs immobiliers installés tout autour. Son message est moins sombre que celui porté par une certaine vision romantique de la ruine, récemment remise au goût du jour par les travaux visuels sur les « ruines de la modernité »2, qui distillent ad nauseam une ambiance pré-apocalyptique, post-industrielle, parfois mélancolique, plus souvent inquiétante et toujours solennelle (on retrouve la même gravité, le même esprit de sérieux quand il s’agit de critiquer ces travaux en les qualifiant de « ruin porn »)3. La maison jaune pétard tient plutôt d’un usage humoristique du vestige, d’un commentaire ironique sur le boom immobilier, d’une forme digne mais amusante de commémoration du passé, d’un jeu sur l’imaginaire archéologique : un peu de poésie face aux pelleteuses, un peu de sagesse quand à nos rêves de grandeur, un peu de méfiance face aux brochures des marchands de futur.
Guillaume Lachenal
Prologue du mémoire de synthèse d'une recherche sur L'Archéologie de la santé mondiale pour l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
Vu à
Saint-Denis
1 http://djamelkokene.com/fr/actualites_accueil?page=1, consulté le 17 juillet 2016.
2 Par exemple : Romain Meffre et Yves Marchand, Ruins of Detroit, Göttingen, Steidl, 2010.
3 Je renvoie sur ce sujet, entre autres, à l’essai de Diane Scott « Retour des ruines », paru dans la revue Vacarme, 70, janvier 2015. http://www.vacarme.org/article2717.html, consulté le 17 juillet 201
www.djamelkokene.com, consulté le 17 juillet 2016.