Jacqueline de Jong, The Private Life of Cosmonauts (La Vie Privée des Cosmonautes), série, 1966, acrylique sur toile
Private Property of a Space Technician, 1966, acrylique sur toile, 130 x 97 cm. Tournevicieux cosmonautique (les âmes les plus confuses se retrouvent un matin conditionés par un peu de pésanteur), 1966, acrylique sur toile, 114 x 162 cm. Où est le haut ? 1966, acrylique sur toile, 43 x 50 cm. Private collections. Courtesy of the artist.
Alors qu’un tabou contre la peinture s’est affirmé dans la France de l’après-guerre une certaine partie du mouvement international situationniste a refusé de l’exclure. Parmi elle la hollandaise Jacqueline de Jong qui fut la seule artiste visuelle de genre féminin à faire partie du groupe français fondateur avant d’en être exclue pour avoir manifesté sa solidarité avec les Allemands du Gruppe Spur. A cette occasion, Asger Jorn, son compagnon, moqua la tendance « situcratique » de Guy Ernest Debord. De Jong qualifie l’attitude clivante de Debord d’« absolutiste », et crée la revue The Situationist Times qui sur six numéros, épais, tirés chacun à 1000 exemplaires, propose des explorations textuelles et visuelles plaçant l’art dans les champs de la science, de la technique, du vivant. Le principal thème de cette recherche est la topologie dont l’équipe rédactionnelle explore différentes formes comme l’entrelac, le labyrinthe, la spirale. « Je n’explique rien, je ne fais pas parler les symboles, je montre sans interprêter » écrit Jacqueline de Jong dans le numéro 3. Ce concept de topologie se présente judicieusement pour analyser les mouvements et dérives de l’Internationale Lettriste puis « Situ » .
La rétrospective qui lui est faite au Stedelijk Museum d’Amsterdam et la remise du Grand prix Aware le 18 mars 2019 au ministère de la Culture remet à l’honneur en France cette artiste intense, emblématique qui a côtoyé la plupart des cercles avant-gardistes interdisciplinaires dans le monde de l’art sans s’enfermer dans une étiquette. Avivée par ses activités de théoricienne et éditrice, de Jong procède par thématiques qui dictent les formes que prendra son travail.
Venant après la période de peinture informelle, influencée par Asger Jorn, cette série The Private Life of Cosmonauts (La Vie Privée des Cosmonautes) qu’elle a présentée pour la première fois à la Galerie Zunini, Paris1 s’inscrit dans une nouvelle période pour de Jong, après une première phaseinformelle influencée par Jorn.
« J’étais autodidacte, je n’ai pas eu d’éducation classique, je n’ai pas fait l’académie, ni appris les règles de la représentation comme la perspective, ou la composition. C’est en peignant avec mes collègues que j’ai tout appris, aussi bien la matière que les formes, que j’ai trouvé ma signature. J’étais traversée par l’effervescence créative de l’époque qui bouillonnait aussi bien dans la culture populaire, la musique pop, que dans le milieu professionnel. J’étais très amie avec Peter Blake par exemple, l’un des fondateurs du Pop Art anglais mais à l’inverse de ces artistes je ne reprenais pas les images publicitaires, ça me semblait banal, sans intérêt. Je connaissais très bien Segui et Arroyo mais le critique d’art Gassiot-Talabot ne s’intéressait pas à moi, apparemment je conjuguais deux inconvénients, j’avais été situationniste et j’étais une femme ! J’ai eu les mêmes déconvenues avec Pierre Restany, Harald Szeeman… J’avais développé ma propre narration »2 qui mêle les faits de sa vie quotidienne à l’iconographie et l’actualité de l’époque ainsi qu'à sa propre urgence intérieure.
Ainsi pour les Cosmonautes. « J’avais peint en 1962 un tableau charnière Mr Homme attaque Mr Mutant. A l’époque le mutant était Guy Debord (ainsi désigné par Asger Jorn). Rétrospectivement je dirai que le cosmonaute est aussi un mutant. A noter que « cosmonaute » était le terme soviétique utilisé à l’époque. Ces toiles ne sont pas orientées. Elles sont peintes à 360° et peuvent être accrochées dans tous les sens, je l’ai d’ailleurs indiqué en peignant des flèches sur le chassis derrière. Je trouvais riche l’idée d’accoler des fragments de vies privées, rêvés par les cosmonautes alors qu’ils sont dans l’espace. C’est la première série que j’ai faite avec l’acrylique Liquitex dont ma galerie new yorkaise m’avait envoyé une boite pleine de nouvelles couleurs, des nuances qu’ils ne produisent plus maintenant d’ailleurs. Une peinture presque fluorescente, contrastée que j’ai adoré utiliser».
La composition fluide permet de développer des entrelacs topologiques sur toute la surface de la toile. Elle bouscule l’espace et le temps de manière radicale. De Jong a délimité des zones qui s’entrecroisent mais se distinguent car elle sont peintes de points de vue différents. L’ élément de profondeur principal est donné par une juxtaposition de plans sans raccourcis qui auraient pu introduire un effet de perspective. La dimension du cosmonaute est celle d’un géant, un dieu qui domine paisiblement ce monde plat, côtoie Superman et marche sur les microbes humaines et humains qui s’agitent, s’aiment, s’entretuent, mangent, fantasment.
Des fonds psychédéliques délimitent également l’espace des scènes. Les rayures, selon Jacqueline de Jong elle-même, ont peut-être été inspirées par Buren. Les quadrillages anamorphosés font penser aussi bien aux nappes campagnardes, aux carrelages de cuisine qu’aux trames du pop art. Des scènes réalistes à sujets techniques en noir et blanc rappellent la facture des images des médias. Des lignes courbes, fleuves, arc-en-ciel, se superimposent à l’ensemble et enveloppent des plages d’images. Pas de perspective, donc pas d’infini, pas d’extraterritorialité. Où est le haut ?est une toile ovale qu’on peut regarder en face ou en l’air. A la place du ciel et des nuages ce sont des corps humains qui sont peints semblant allongés, tête-bêche.
L’oeuvre de Jacqueline de Jong se situe à une étape importante et méconnue de la genèse de l’art contemporain, qui relie l’après-guerre aux années 80. Intégrant successivement l’art informel, l’avant-garde, le narratif, le bad painting post moderne, elle incarne la liberté d’expression artistique et un regard intense, tendre et lucide. Elle traverse les époques avec la liberté de ses pinceaux, la crudité de ses motifs, et ses personnages de cartoons ridicules et attendrissants, entièrement épanouis dans leurs formes patatoïdes.
Anne-Marie Morice
1 Exposition Jacqueline de Jong « Vie privée de cosmonautes , vernissage le 21 décembre 1966, Galerie Zunini, 4 rue Schoelcher, paris 14e.
2 Entretien avec l’artiste réalisé le 27 février 2019
Vu à
Stedelijk Museum (Hollande)
Exposition : Pinball Wizzard, Le monde et la vie de Jacqueline de Jong
9 février – 18 août 2019
https://www.stedelijk.nl/en/exhibitions/pinball-wizard-2