PO1

Claire Chevrier
  • P 01, Ossétie du nord, mai 2009 ©Claire Chevrier

P 01, Ossétie du nord, mai 2009, image 92 x 125 cm + 15 cm de marge blanche

 

« ORION : Où sommes-nous maintenant ? D’où vient cette fraîcheur qui tombe sur mes reins ? Dis-le moi. EL : Nous sommes en haut d’une vallée qui ressemble à toutes les vallées qu’il y a dans ces montagnes, mais elle est plus humide, on dirait, et encore plus immobile. Il doit y avoir une ville en bas, je vois une vapeur lumineuse dans le ciel. Ici, c’est comme une arène vide. » Jean-Christophe Bailly,  El Pelele

 

Non, décidément, voilà un paysage ingrat, de la montagne sans charme, anti-romantique, de la montagne décourageante par sa platitude, si l’on ose dire ; celle du contenu de l’image comme celle de sa forme : un constat qui refuse tout effet d’art.

Alors, on se rabat sur les indices. Mais là aussi la collecte est maigre : localisation géographique impossible, végétation peu significative (nous sommes probablement en moyenne montagne), pauvreté généralisée mais sans emphase, ordinaire : sol rocailleux difficilement cultivable, occupation humaine modeste, comme superficielle, faite de maisons sans caractère, de cabanons de tôle, de rebuts stockés le long des clôtures, de jardinets étriqués. Aucune présence humaine pour égayer ce décor par quelque scène agreste.

Qui vit là ? De quoi ? Une meule unique signale un embryon d’activité agricole.

Et puis il y a la route, pierreuse, plutôt un large chemin. Elle sinue entre les parcelles de terrain closes comme si celles-ci recelaient quelque précieuse denrée, elle les contourne avec un respect excessif à moins que ce ne soit par crainte. La route n’existe vraiment qu’au premier plan, avec ses ornières. Ensuite, elle n’apparaît plus que par endroits, simple fil que l’on perd rapidement mais qui ne peut mener, logiquement, qu’à cette passe entre les montagnes, ce point aveuglant d’où surgit une lueur qui ne parvient pas jusqu’à nous, dans cette vallée silencieuse où les ombres n’existent pas, où règne une lumière intemporelle et grise. 

C’est elle, cette lumière, qui suggère la perspective par ses dégradés de gris. Etrange perspective : sans lignes de fuite, écrasée. Ce fond de vallée se redresse, en aplat, comme dans certaines peintures primitives ou dans certaines photographies prises au téléobjectif. Etrange point de vue en surplomb, permettant une vue d’ensemble, une vision détachée, prédatrice, en même temps qu’il révèle la place de l’observateur au sein du paysage : un fragment de coteau tout proche cadré dans le coin inférieur droit de l’image. Ce petit pan oblique vert est le coin enfoncé dans l’idée d’une représentation totale et idéale du réel. Nous voilà envahis par l’évidence que tout, dans ce paysage, nous renvoie au guetteur-photographe : à sa position dans l’espace, à son corps en équilibre précaire sur ce terrain en pente, à sa recherche de l’angle le plus juste par rapport au motif. Tout nous renvoie au regard, à ce qui le rend possible, à ce qui l’entrave (les nuages, la brume, un arbre, une montagne), à ce qui pourrait l’égarer (l’excès d’interprétation). Le regardeur peu à peu prend corps et, dès lors, deviennent perceptibles son émotion, l’intensité de son attente, son trouble face à une rencontre non préméditée au cours d’un voyage, l’appréhension qu’insinuent en lui le sentiment d’une violence latente, d’autant plus inquiétante qu’elle demeure indéfinissable, le pressentiment qu’un événement irréversible est imminent. Ce que nous avions pris pour un froid constat apparaît à la fois comme une construction savante et la confession murmurée d’un sentiment qu’il nous appartient de décrypter.

Les photographies de Claire Chevrier sont ainsi : on les perçoit en deux temps. Elle excelle à ces paradoxes, à ces équilibres entre constat et émotion, document et proposition, réalité et fiction, grands formats auxquels se confronte le corps du spectateur et discrétion qui oblige celui-ci à une observation minutieuse. Chez elle, les choses conservent leur mutisme, affirmant par là leur existence brute, en même temps qu’elles participent d’une vision construite du monde et de sa représentation.

Cette vallée sans histoires d’Ossétie du Nord est au cœur de l’histoire. La route qui la longe mène à la frontière géorgienne. Ce village peuplé d’Ingouches musulmans est une enclave en Ossétie orthodoxe. Palier horizontal entre deux pays en conflit, ce paysage se présente aussi comme un palier vertical entre la terre et le ciel. Cette route, qui relie des mondes antagonistes, guide le regard vers un ailleurs invisible et l’esprit vers un avenir dont la luminosité se dissout dans la blancheur muette du papier.

 

Jean-Christian Fleury

 

Vu à

Exposition Sur la Route

 

Musée de L’Image (Épinal)

 

http://www.clairechevrier.net/?lang=fr_fr