Plier

Rémi Uchéda
  • Plier©Rémi Uchéda, 2011-2013
  • Plier©Rémi Uchéda, 2011-2013
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Plier, 2011-2013, acier chromé, chaises pliées, 60 x 38 x 20 cm

 

Les quatre pieds repliés sur son assise à la manière d’un insecte mort, une chaise en tubes d’acier chromé se trouve clouée au mur. Cet emblème du mobilier standardisé se voit ainsi épinglé par un étrange entomologiste, vraisemblablement désireux de mettre à l’index un spécimen représentatif de l’esthétique de bureau. La chaise est mise au mur, alors que l’usage nécessiterait de la voir posée au sol, quitte son inscription dans l’horizontalité des objets domestiques pour s’exposer à la verticalité de l’oeuvre d’art, dans tout son caractère transcendant. De quoi retourne-t-il ici ?

Mise en suspend, au sens propre et figuré, la chaise a perdu sa fonction première, sa raison d’être, pour en endosser une autre. Mais elle s’en trouve là aussi interdite, en même temps que le spectateur pour lequel elle exhibe une sorte de châssis sans toile. Encadrant un vide, les barreaux de métal se croisent en leur centre comme pour en barrer l’accès. Adoptant une posture iconoclaste, l’objet semble se refuser au regard qui voudrait en pénétrer les secrets, dans un voeux de dénuement esthétique. Que nul n’aille au delà, circulez, il n’y a rien à voir.

L’emploi des tubes de métal standardisés dans la conception du mobilier d’intérieur marque les débuts historiques du design industriel dans les années trente. L’emploi de ce matériau signifiait la volonté de rationaliser la production en faisant table rase du passé. Il s’agissait de se tourner vers l’avenir en se débarrassant des pesanteurs de la tradition. Rationaliser signifiait tout à la fois : simplifier la forme pour affirmer la suprématie de la fonction ; exposer la pureté rationnelle de la structure en la débarrassant des impuretés décoratives de l’imagination ; standardiser pour effacer les particularismes culturels et tendre vers une universalité atemporelle ; alléger le mobilier pour qu’il soit réellement mobile et facile à déplacer, à l’image de l’homme moderne ; employer des matériaux industriels en ce qu’ils sont signes de force productive et de nouveauté ; affirmer la prédominance de l’acte volontaire et planifié, qui impose à la matière la droiture de la ligne et de l’angle ; et bien entendu, réduire le coût de fabrication par l’emploi de matériaux produits en grande quantité, qui assurent du même coup un rendement optimal dans la perspective d’une production en série.

Avec l’avènement de la société industrielle, la chaise devait être à l’image de l’homme qu’elle se destinait à porter. La standardisation des cadres de vie accompagnait la mécanisation des fonctions sociales et des esprits. Il devait en aller de même des individus et des objets : à chacun sa fonction, sa forme et sa place. Puisque les propriétés d’un l’objet, ou d’une personne, sont déterminées par leur fonction, les notions de fonction et d’identité deviennent à peu de choses près synonymes. Pour savoir qui l’on est, la question est ainsi de savoir ce que l’on fait, « dans la vie » précise-t-on souvent, pour donner à la fonction occupée dans un champ professionnel une dimension existentielle.

Aussi, lorsque le design tend à enfermer les objet dans une possibilité d’usage unique et que l’ensemble de leurs propriétés formelles n’ont pour raison d’être que d’exprimer cette fonction, interdisant toute autre manière de les considérer, leur caractère univoque peut rapidement générer un sentiment d’ennui, confinant à l’angoisse lorsqu’ils composent la quasi totalité de notre environnement immédiat. Pour leurs usagers, la fréquentation quotidienne de ces objets contribue par là même à véhiculer l’idéologie dont ils sont l’expression : ils n’existent que pour nous rendre un service et leur omniprésence affirme au quotidien cette logique qui vise à réduire l’objet à sa fonction la plus précise possible. De là à généraliser aux personnes ce rapport aux choses, il n’y a qu’un pas. Avec l’habitude de réduire la perception que l’on a des objets à l’expression de leurs fonctions, le pli est vite pris. Le programme esthétique défini par le fonctionnalisme rigide contribue à diffuser le goût du prêt à l’emploi.

Et lorsqu’elle s’applique aux personnes, la réduction de l’être à la fonction est, à terme, toujours vécue comme une forme d’oppression. Quelle que soit l’importance socialement accordée à la fonction occupée, le fait de se voir ainsi résumé dans le regard de l’autre constitue en soi une forme de violence, y compris pour les situations les plus enviables. Elle est bien sûr d’autant plus forte lorsque, dans un contexte de subdivision avancée des tâches, le rôle que l’on est amené à endosser est lui-même limité. Au sein d’une société qui se compare volontiers à une mécanique productive, l’individu s’en trouve réifié. Cette rigidité des cadres engendre alors un impérieux besoin de dissocier être et fonction, besoin qui s’exprime souvent dans le désir de les détruire dans leur matérialité, en s’en prenant aux lieux, aux objets ou aux personnes qui les représentent. Autre acte libérateur possible, celui de sortir des cadres.

C’est justement ce qu’a fait cette chaise. Elle a pris sa retraite, se repliant sur elle-même pour se dégager de la fonction à laquelle on la réduisait. Il est ainsi possible de la reconsidérer avec recul. Sa mise à plat produit un effet de distanciation qui permet de ne plus projeter sur elle l’image standardisée dans laquelle elle était enfermée. A force d’être vue sous le même angle, elle n’était plus regardée, tout juste reconnue en ce qu’elle occupait la place qui devait être la sienne. Dans son désoeuvrement, libérée de toute considération fonctionnelle, la voilà rendue à la polyvalence, à la polysémie, à l’indétermination de l’être, à tous les possibles.

Sa présence matérielle s’en trouve réaffirmée et le discours tacite véhiculé par les propriétés de ses matériaux se donne de nouveau à déchiffrer. Elle permet ainsi de voir en quoi l’emploi de l’acier chromé avait à lui seul pu incarner l’idéal de la perfection industrielle, lorsque celui-ci fit son entrée dans la production de masse au début du vingtième siècle. De par sa solidité, sa brillance inaltérable et l’affirmation tranchée de ses surfaces lisses, ce métal inoxydable en constituait la métonymie. L’acier chromé était l’image même de la force productive, du dynamisme, de la nouveauté, de la jeunesse. Dépourvu d’aspérité, son aspect rutilant plaçait l’objet industriel au-delà des contingences du monde, comme s’il pouvait échapper à la corruption des corps, au devenir des choses périssables. A l’instar du verre, sa surface insaisissable dans le glissement des reflets demeurait étrangère à la rugosité de ce qui s’use. A ses côtés, le corps humain apparaissait comme un déchet organique, ne pouvant plus qu’aspirer lui-même à devenir métal. On comprend aisément comment, dans la langue courante, l’expression « nickel chrome » est devenue idiomatique, qualifiant n’importe quel objet ou situation jugés parfaits, en fonction d’une attente précise ou lorsque tout s’est déroulé comme prévu, sans accrocs.

Ici encore, le matériau relève de l’affirmation fonctionnelle. Dépourvu d’irrégularités, l’acier chromé souligne l’application impartiale d’un principe de construction pensé pour répondre de la manière la plus directe à l’usage. Si sa nudité exprime quelque chose, c’est précisément la volonté d’évacuer avec rigueur toute forme expression. Pour l’usager, cette recherche de neutralité limite considérablement les possibilités de projections affectives sur l’objet. Or, au delà du seul besoin que l’on a de s’assoir pour reposer le corps et dégager l’esprit des tensions musculaires afin de favoriser le travail intellectuel ou de mieux supporter une attente, au même titre que les bancs verts des boulevards, la chaise ne devrait-elle pas répondre à d’autre usages ? Dans notre environnement domestique et professionnel, cet objet est sans doute celui qui incarne le mieux le sentiment de portance, sentiment que l’on a d’être accueilli, soutenu, en sécurité, en confiance. La fonction première d’une chaise serait ainsi de donner également à son usager de quoi trouver une assise émotionnelle. Objet refuge, où l’on se replie sur soi l’espace d’un moment, objet dans lequel on se pose pour mettre un problème à plat, objet sur lequel une relation se construit le temps d’une discussion ou d’un baiser ; la chaise se fait le support de toutes les émotions que l’on porte avec nous, à condition que ses propriétés formelles soient assez riches, assez polysémiques pour que leur perception soit modulable et qu’elle puissent les accueillir dans toute leur diversité.

Aussi, le fait d’avoir plié cette chaise pour qu’elle soit physiquement impraticable rend littérale l’incapacité première de l’objet à proposer un espace ou l’on peut se poser, s’assoir au sens plein du terme. Elle met en évidence la manière dont les revendications de l’anonymat esthétique et de la rapidité de conception appellent des usages tout aussi anonymes et temporaires. Cette oeuvre donne ainsi à voir comment une simple chaise, inflexible dans sa volonté de n’offrir aucune assise affective, refuse à ses usagers toute forme de repos, ignorant la nécessité où l’on peut se trouver de se sentir porté par les objets qui nous entourent. Elle donne à sentir combien le caractère inexpressif de l’objet d’origine retranscrit la violence des conceptions dont il est le résultat, conceptions qui visent à réduire objets et individus à des fonctions simples et clairement délimitées. En repliant la chaise pour en démonter la fonction, l’oeuvre propose ouvre la forme à tous les possibles : elle confère à cet objet une expressivité paradoxale, donnant un pouvoir de parole à la norme silencieuse, une singularité à l’impersonnel, s’emparant du produit de la répétition, porteuse de pulsions de mort, pour y réintroduire une part d’indétermination et y insuffler de la vie.

 

Norbert Godon

Ce texte a été publié dans la revue L'évolution psychiatrique Volume 84-N°3 (septembre 2019) pp. 519-521

 

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