Pierre, 2017, Sculpture performance, pierre de Volvic taillée fendue en deux éléments de 80x59x29 cm, creusée et équipée à l'intérieur
Entre performance et exploit il y a des nuances ; un exploit est extraordinaire, exceptionnel, c'est un défi de dépasser les standards et les records. Une performance enchaîne «une succession d'instants éphémères, sur un terrain mouvant où il s'agit plutôt de faire que de savoir, avec une dose d'imprévisibilité où la fin sera dénuée de contrainte »1. Pourquoi cette introduction ? Parce qu'il est frappant de constater que lorsque le Palais de Tokyo présente Pierre comme une performance et place Abraham Poincheval dans le champ de l'art, la plupart des médias d'actualités en parlent comme d'un exploit orientant ainsi la perception qu'on a de l'artiste vers l'iaginaire lié aux sportifs de l'extrême, ou aux managers du CAC 40. Ce n'est certainement pas là que l'artiste place ses ambitions, mais le malentendu entre art et événementiel ne date pas d'aujourd'hui. Aussi peut-être pourrait-on définir ce que donne à voir Poincheval comme une mise en scène spectacularisante de la mise en oeuvre d'une recherche intérieure permanente que l'on capte par bribes lors de chacun de ses exploits.
En effet, pour décrire Pierre, la liste est longue en superlatifs : l'artiste a été enfermé sept jours dans une pierre calcaire pesant douze tonnes, au sein d'une cavité épousant très étroitement la forme de sa silhouette ce qui l'obligeait à rester assis nuit et jour. La technologie apaise nos inquiétudes : bien entendu tout a été déterminé pour le bon fonctionnement des fonctions vitales basiques ; respirer, éliminer se faisait grâce à des conduits très étudiés. Bien entendu le régime nutritionnel a été soigneusement prescrit par des diététiciens qui tenaient compte du caractère particulier du sujet alimenté. En cas d'urgence, le rocher, au coeur duquel était l'artiste, pouvait s'ouvrir en deux rapidement. Pas de crainte de danger donc comme celle que pouvait éprouver le spectateur en regardant le tête-à-tête de Joseph Beuys avec un coyotte. Et, -ce qui pimentait peut-être le spectacle mais cultivait une télé-proximité un peu gênante-, une caméra de surveillance infrarouge permettait aux nombreux visiteurs du Palais de Tokyo de regarder sur écran l'image fantomatique de l'artiste vivant sa performance en temps réel. Lui de son côté vivait dans l'obscurité mais pouvait tout entendre et même dialoguer avec le public. Interactions permanentes donc.
Si l'artiste s'est placé dans un tel dispositif de coercition extrêmement contraignant, c'est pour avoir la possibilité a-t-il dit d'expérimenter le lâcher-prise, en quelque sorte pour se laisser aller sous le regard du public, accepter pleinement le destin qu'il s'est auto-prescrit et éprouver ainsi sa faculté de contrôle mental et physique sur une situation qu'il a choisi de s'imposer. En effet la prouesse physique ne va pas sans appropriation parfaite de son corps, la maîtrise de sa représentation et de son fonctionnement.
Poincheval produit son intimité dans un site public. Proche du body art, de la contrainte et de la discipline, dans la filiation d'une Marina Abramovic, Pierre évoque aussi certaines performances dont Seedbed (1972) de Vito Acconci2 qui mettait l'artiste en situation dans une action mêlant voyeurisme, réclusion et soumission corporelle et spatiale. Mais chez le performer américain la clandestinité de l'action, reposant sur la seule volonté de l'artiste solitaire, contribuaient à sucsciter une émotion insolite, une fascination aussi répulsive que jubilatoire et transgressive qui sont restées attachées à cette sculpture-performance. Les actions extrêmes de Piotr Pavlenski peuvent aussi être évoquées. Mais l'artiste russe est guidé par des engagements politiques très affirmés. Poincheval cherche-t-il à vivre l'affirmation d'une toute puissance , ou une régression foetale, ou la reconstitution d'une condition fossile organique au coeur du minéral ? Son projet adaptatif est selon ses propres mots orienté sur le « dépassement de soi-même » et l'idée de « s'abstraire pour vivre au coeur des choses » dans l'auto-suffisance. Il est devenu statue, - clin d'oeil à la Nymphe allongée de l'esplanade du Palais de Tokyo réalisées par Louis Dejean pour l'exposition universelle de 1937 ? Mais il est une statue vivante, une sorte de microbactérie installée au coeur de la roche.
Ce programme artistique événementiel dans toute sa continuité, secondé par le dispositif télévisuel, prend aussi une connotation romantique. On se réunit autour de la condition passive de Poincheval qui offre en pature la représentation de sa semi-solitude et de sa réelle réclusion, à un public avide de sensations fortes. Démarche symptomatique de l'artiste d'aujourd'hui qui, gladiateur esthète du XXIe siècle, livre ses efforts surhumains à l'appréciation du peuple-spectateur bienveillant, compatissant et voyeur avant de réapparaître, en héros ou en ascète? On a hâte d'en savoir plus.
Anne-Marie Morice
1Hypatis Vourloumis, conférence le 5 mars 2017, Editathon Art + Feminism, Paris
Vu à
Palais de Tokyo (Paris)
13 avenue du Président Wilson
Saison en Toute chose
Performance du 22 février au 1er mars 2017
Site de l'artiste
http://www.semiose.fr/fr/artistes/oeuvres/8734/abraham-poincheval