Only rain in the drain, installation mixed medias, 2007 © Antoine Desjardins
Dans sa série Only rain in the drain, Antoine Desjardins utilisant une méthode qu'il affectionne juxtapose des images aux liens diffus ou impropables. L'attention du spectateur se porte ainsi sur des associations qu’il s’agira de décrypter. L'artiste focalise ce travail sur l'opposition de deux domaines culturels, dont l'un est fondé sur un système de symboles sacrés, l'autre sur un symbolisme entièrement dépourvu de sens, donc profane. Ses recherches rapprochent en effet le symbolisme sacré et les mythologies des anciens peuples indigènes du Sud-ouest américain, des infrastructures symboliquement inertes - en particulier des systèmes d'irrigation - de Los Angeles et de ses environs.
Desjardins aborde ses réflexions sur le langage, le symbolisme, l'histoire, la philosophie et la forme à travers une multiplicité de stratégies visuelles. Sa stratégie première est d'associer des représentations photographiques desdits systèmes d'irrigation - arroseurs automatiques, bouches d'incendie, citernes, puisards, plaques d'égout, valves et tuyaux - à des reproductions numériques de symboles Hopi. La représentation répétée de symboles hopi, dont le fonctionnement s'apparente à celui de l'icône, se fond dans les photographies des systèmes d'irrigation, donnant ironiquement de ce fait aux systèmes d'irrigation eux-mêmes le statut d'icônes. Les motifs hopis qui les encadrent, émanent d'une mythologie culturelle, visible sur des motifs de céramiques et de textiles, dans laquelle figurent des labyrinthes mystiques, ils deviennent des éléments décoratifs profanes dans lesquels prennent place les systèmes d'irrigation. De même que les poupées Kachina des Hopis élèvent un objet à la dimension du sacré (Kachina désigne en effet l'esprit des forces vitales invisibles), de même, les symboles rehaussent les systèmes hydrauliques et leur donnent droit de cité au sein d'une sorte de culture Hopi privilégiée.
Il faut compter parmi les éléments essentiels de cette juxtaposition le contraste entre deux systèmes labyrinthiques, dont l'un est à demi vide de sens, tandis que l'autre, même répété et modifié au point de se dissoudre dans son stade le plus décoratif, retient des implications symboliques. Desjardins semble forcer ces deux systèmes dans le sens inverse de leur perception habituelle. Dans ses travaux précédents, il avait fait usage de sérigraphies d'images identiques afin de produire des zones d'ombre. Cette fois-ci, plutôt que de laisser les motifs symboliques hopis se mêler à la représentation des éléments du système hydraulique, un blanc est laissé derrière l'arrière-fond où reposent les photographies des canalisations. C'est donc dans une confortable assise au milieu des décombres de la culture dont ils ont pris la place que sont présentés les dispositifs de la culture moderne.
A l'endroit même où les Hopis avaient imaginé un réseau mythique de clans inclus dans un monde à plusieurs niveaux et bâti leurs complexes cités, dont l'architecture épousait une hiérarchie mythologique, trône à présent le développement de l'immobilier moderne. Si l'ancienne société amérindienne habitait les déserts du Sud-ouest, la société moderne l'occupe. Les Hopis fondaient sur leurs croyances et symboles l'extension de leurs clans de par les grands espaces arides. Ce sont aujourd'hui des tuyaux de drainage vides, des grilles balisées, qui fondent l'extension de l'aménagement urbain dans des espaces où seul quelque borne isolée, quelque rue fantôme pour quelque occupation à venir semblent indiquer la moindre présence.
L'approche artistique de Desjardins consiste à jeter ces extrêmes l'un contre l'autre plutôt que de les esthétiser. Il semble tenir plus à une place de témoin qu'à un rôle d’élaboration. La seule transformation qui l'intéresse et qu'il mette en lumière, c'est le contraste entre ces deux sociétés, qui ont occupé la même terre. Les voyages et les recherches de l'historien de l'art Aby Warburg, qui n'ont reçu que récemment l'attention qu'elles méritent, constituent un précédent intéressant à ce projet. En 1895, Warburg se rendit dans le Sud-ouest américain pour en étudier les différentes cultures indigènes, dans des sociétés parfois encore actives. Avant de se rendre dans ces tribus, il traversa les villes de San Francisco, de Santa Fe et d'Albuquerque. Sa caméra Kodak en main, il prit donc à la fois des clichés des villes modernes et des images des cultures anciennes.
Warburg fut l'un des tout premiers intellectuels à introduire l'iconographie en tant que clef d'interprétation dans l'histoire de l'art. Bien plus tard, cherchant à prouver sa santé d'esprit suite à l'internement auquel il avait été contraint pour traiter une dépression ainsi que certains symptômes de schizophrénie, il donna une conférence dans laquelle, faisant bon usage de ces photographies lucides, il rendait compte de ses voyages américains, et renvoyait dos à dos les villes modernes, notamment San Francisco, et la culture hopi. Dans l'agencement pragmatique des villes, mais aussi dans l'ordre rituel des Hopi, Warburg discernait des écrans masquant une irrationalité plus profonde, inhérente à toute société. C'est une démarche similaire que suit Desjardins, en instaurant au sein des différentes structures à l'œuvre dans les deux civilisations une dichotomie, d'une part à travers la reproduction numérique répétée, qui exagère le caractère sériel de l'iconographie hopi, de l'autre en désignant comme iconiques les images de systèmes hydrauliques profanes.
Pour l'image « Medecine man/50’s concrete tower » , Desjardins a photographié la margelle en béton d’une sorte de puits surélevé de plus de quatre mètres de haut, surmonté d'une valve manuelle ronde qui émerge au sommet comme une bizarre antenne, et flanqué de poteaux téléphoniques en bois qui s'éloignent dans l'arrière-plan. Tout autour, un symbole en diamant, soit le symbole Hopi figurant l'œil du chamane, tracé en lignes d'épaisseurs variables. Ce motif peut être lu comme une sorte de réseau empiétant sur un puits qui ressemble à une antique et massive mastaba, dont la forme, de façon plus inattendue, rappelle celle d'une célèbre figure hopi en grès d'environ cinq mètres de haut, dite « Vernon Image ». La structure hopi semble envahir la photographie du puits, situation ironique si l'on pense que les canalisations du monde réel ont au contraire totalement évincé l'autre culture. Entre ces deux réseaux - celui, sous-terrain, qui alimente le puits, contre celui qu'indique la ligne de fuite des poteaux téléphoniques - le contraste visuel produit par les symboles hopi semble traduire la manière dont la civilisation moderne écrase les structures mythiques et architecturales de l'ancienne culture. La zone d'ombre de cette même image, grâce à laquelle le puits de ciment à valeur d’icône flotte littéralement à quelques centimètres des motifs hopis, parvient à obtenir une présence visuelle à la manière des icônes russes.
La série « Only Rain in the Drain » comporte aussi un aspect numérique, qu'illustre un ensemble de lithographies et de sculptures conçues pour fonctionner en miroir. Grâce à un logiciel 3-D, des formes ont été conçues à partir des symboles hopis du motif de fond et projetées au premier plan. Desjardins, grâce à une machine de prototypage numérique rapide, a encore matérialisé ces mêmes motifs sous forme de sculptures tridimensionnelles. Les symboles, une fois mis en volume, ressemblent étrangement aux images du système hydraulique. Ce pourraient être des éléments imaginaires à l'intérieur des conduits; en l'augmentant l'échelle, on peut y voir aussi des maquettes d'architecte pour construire d'immenses appareils hydrauliques. Dans les lithographies, ils projettent une ombre sur les symboles hopis, et semblent occuper tout l'espace des zones d'ombre. En représentant le volume desdits objets, en traduisant ce volume par la sculpture, c'est le lien fragile entre la réalité et l'illusion qui est souligné, au point que l'imaginaire en viendrait à englober le réel. Fonctionnement comparable à celui des Hopi qui, prenant leur mythologie pour source de leur architecture, disposaient tout élément, depuis les entrepôts jusqu'aux chambres rituelles, selon une hiérarchie conforme à leurs croyances.
La lithographie « Headdress » prend pour modèle le symbole hopi correspondant. Il s'agit d'une forme rappelant vaguement un petit pont japonais dont les planches seraient cannelées, et que l’on aurait replié sur lui même en trois parties pour former une sorte de triangle aux côtés en arc de cercle. La forme est ensuite reproduite plusieurs fois pour servir de motif de fond. Une représentation tridimensionnelle du symbole, comme un fragment disque se développant vers l'extérieur, flotte sur ce fond. La même forme est reprise et déployée sur la partie supérieure du disque; l'espace symbolique plat sur lequel elle étend son ombre prend alors des allures de chambre rituelle. L'objet flotte comme un diadème fictif sans tête ni corps au sommet de la lithographie, comme s'il dansait machinalement la danse du Kachina, cette danse rituelle des Hopi qui effectivement dépend en grande mesure de la coiffe.
La série est complétée par les sculptures représentant ces mêmes symboles. Alors que dans les collages photographiques les symboles renvoient à une confrontation des cultures, et que dans les lithographies, où les structures s'étendent sur trois dimensions, ils sont emportés jusqu'au XXIe siècle, les sculptures, en tant que modèles solides des images en 3D, transforment les symboles en icônes fragmentaires modernes, en une opération analogue à celle que les collages réalisaient sur les tuyaux, puits et autres systèmes d'irrigation dans les collages. Dans les sculptures telles que « rattle snake jaws » ou « horse», Desjardins emploie les symboles correspondant aux titres pour créer quelque chose comme un système d'irrigation futuriste, dont l'architecture des tuyaux émergents respecte la grammaire visuelle hopi. Les symboles hopis semblent alors devenir matériels et séculiers, tandis que les vannes et tuyaux des systèmes d'irrigation profanes configurent les artéfacts sacrés d'une archéologie future.
« Horse » est construit selon une articulation de points et de lignes qui symbolise le positif et le négatif, la force et la quiétude. Une excroissance solide du symbole s'appuie sur une structure aérienne faite de répétitions délicates du même symbole. La sculpture se charge d’implications rituelles et révèle par là à quel point notre perception visuelle, si instinctive que nous puissions la croire, obéit à des codes culturels. Par la matérialisation des symboles en structures et en objets, et la mise en lumière de la solitude des appareils hydrauliques dans l'espace du symbole, Desjardins amène son spectateur à découvrir un sens où il n'y en avait pas (et peut-être même n'y en a-t-il toujours pas). Sans doute l'important pour l'artiste n’est-il pas de tirer des conclusions, mais d’éveiller en son public la conscience des juxtapositions auxquelles il est confronté au quotidien.
Lorsque Desjardins insère l’antique symbolique des Hopi dans le cadre contemporain d’une société qui a contribué à la déplacer, c’est une déclaration d'ordre historique et philosophique qu’il produit, déclaration qui embrasse dialectiquement le profane et le sacré. Néanmoins, là n'est pas son propos: il s'agit plutôt de montrer comment les oppositions iconique/décoratif, ou séculier/religieux, trouvent un écho dans le jeu entre matériel et illusoire, entre deux et trois dimensions. Il s’agit pour lui de présenter une forme, et non de s’ériger en juge d’une culture préférée à l’autre. Tout compte fait, la juxtaposition ou la fusion de deux cultures importent moins finalement que ce sentiment transmis d’une transformation.
Kenneth WAHL
Vu à
Svenske Villa Gallery, Copenhagen, 2007