Monochromes-lessives

Présence Panchounette
  • Monochromes lessive © Présence panchounette
  • Monochromes lessive © Présence panchounette
  • Monochromes lessive © Présence panchounette

Illustrations : 1 - Monochrome-lessive Génie, 1988, 46.2 x 38 cms, peinture blanche sur toile; 2 - Monochrome-lessive Dash, 1988, 46.2 x 38 cms, peinture blanche sur toile; 3 - Mme Alberti faisant passer « l’examen-fenêtre » au monochrome blanc de Malévitch. Et on voit la différence !, document.

 

S’il y a bien quelque chose qui, dans le domaine de l’art, ressemble à une espèce de loi c’est qu’il y a toujours un  précurseur, un avant-coureur, qui ignore naturellement que le futur va le gratifier d’un tel titre - Lautréamont par exemple sacré « précurseur » par les Surréalistes. 

Et si on ne voit pas toujours cet avant-coureur ça n’est pas qu’il n’existe pas, c’est qu’il est encore en route, qu’il n’est pas encore en vue, pas encore entré dans notre horizon. Mais ça n’est qu’une question de temps, et le temps il en a beaucoup puisqu’il est mort.

Non seulement l’avant-coureur ne sait pas qu’il est un avant-coureur, mais il n’a même aucune idée de ce qu’on voudrait lui faire dire.

On a ainsi beaucoup dit à propos du mouvement des Incohérents qu’ils préfiguraient les avant-gardes du XXe siècle, de l’abstraction jusqu’au pop-art passant par Dada et l’anti-art, l’art conceptuel (ready-made), le surréalisme, jusqu’à Présence Panchounette… - ce qui fait déjà pas mal. Il est incontestable qu’il y a chez les Incohérents des « représentations » de monochromes et que le mot « monochroïde » apparaît à cette époque, sous la plume d’Alphonse Allais évoquant dans son Album Primo-Avrilesque le choc que fut pour lui le « tableau » de Paul Bilhaud intitulé Combat de Nègres dans une cave, pendant la nuit présenté en 1882 lors de la première exposition des Incohérents ; il est vrai aussi que bon nombre d’œuvres « incohérentes » (et pourtant pas du tout « surréalistes ») incorporent des objets réels dans des tableaux, à la manière du collage cubiste et de certains artistes du pop-art. 

Et pourtant, les Incohérents n’ont pas eu la moindre idée de ce que pouvait être une « abstraction » en peinture, ni même un ready-made. Et la raison en est que les monochroïdes ne sont pas destinés prioritairement à être vus, mais à faire rire, à la manière d’une blague. Pour « rire » de la phrase « Combat de Nègres dans une cave, pendant la nuit », nul n’est besoin d’avoir sous les yeux un carton ou une toile peint en noir, la légende se suffit à elle seule (et, soit dit en passant, la blague fonctionne même si l’on dit « combat de Noirs dans un tunnel la nuit », ou même de charbonniers). Bref, il n’est venu à l’idée d’aucun des Incohérents de peindre un monochrome. À quoi bon se fatiguer à peindre une chose qui n’est là que pour illustrer une phrase qui peut faire rire par elle-même. Par l’entremise des mots, le monochroïde reste fermement attachée à la représentation puisque le monochrome - noir, rouge, blanc, etc. - est censé représenter une scène que la légende permet d’imaginer. C’est un pseudo-monochrome. 

Quant aux objets réels incorporés dans certaines toiles où l’on a voulu voir autant d’avant-coureurs du ready-made duchampien - « brèche » dans laquelle se sont aussitôt engouffrés tous les pourfendeurs de l’art contemporain (cf. l’inénarrable « Voler les voleurs » de Onfray en conclusion de son « aux puces » (blague d’inspiration « incohérente ») Les Anartistes) - ils préfigurent plutôt le collage cubiste et dadaïste, voire comme je l’ai dit celui du pop-art, mais en aucun cas le ready-made dont Duchamp dit explicitement qu’il ne doit susciter chez celui qui le choisit aucun affect de plaisir ou de dégoût – ce qui interroge au passage sur la possibilité même d’existence d’un ready-made. 

Dans l’un des tableaux de l’exposition de 1882 intitulé Facteur rural de Ferdinandus on pouvait voir un soulier réel incrusté dans la toile. Ready-made le soulier de Ferdinandus ? Absolument ! comme tous les souliers du reste, et heureusement pour nous. Mais rien à voir avec ce que l’on appellera dans les années 1910 ready-made.

De même que les monochromes « incohérents » restent prisonniers de la représentation en tant qu’illustrations d’une légende destinée à faire rire, les « ready-made » des Incohérents restent prisonniers du décor d’ensemble où ils s’insèrent. Ils n’ont aucune autonomie. Oui c’est vrai que L.H.O.O.Q de Duchamp s’inscrit dans la droite ligne des Incohérents (à ceci près que le règlement de l’exposition des Incohérents de 1882 dit que « Toutes les œuvres seront admises, les œuvres obscènes ou sérieuses exceptées »). Mais L.H.O.O.Q n’est justement pas un ready-made, à la rigueur un ready-made « aidé », parce qu’il a fallu ajouter une moustache à la Joconde. (Le seul ready-made « pur » est, à mes yeux, Porte-bouteille – ni légendé, ni « aidé »). Le ready-made est terriblement sérieux et ennuyeux (jamais « obscène »), et l’on sait que Duchamp avait une conception extrêmement parcimonieuse, presque « avare », de la production de ready-made. 

Les monochromes des Incohérents ne se moquent pas de peintures monochromes qu’ils auraient pu voir ici ou là dans un musée ou une galerie pour la simple raison qu’elles n’existaient pas encore. Il faudrait alors dire qu’ils se moquent « par anticipation » (cf. le « plagiat par anticipation » de Pierre Bayard). La réalité c’est que c’est la blague, très visuelle, qui est la source du tableau et non l’inverse.

La différence fondamentale entre les monochromes de Présence Panchounette et ceux des Incohérents, c’est que les premiers ont derrière eux toute l’histoire du monochrome au XXe siècle, histoire à laquelle les seconds appartiennent bien mais sur la base d’un malentendu

Pour les amateurs d’anticipation, je signale que dans son ouvrage sur la Paix Perpétuelle, Kant indique à propos de « À la paix perpétuelle », qui figure au tout début de son livre, qu’il s’agit d’une « inscription satirique tracée par un aubergiste hollandais au bas de l’enseigne de son établissement où il avait fait peindre un cimetière » ! Et Kant ne s’embarrasse pas à reproduire une image de cimetière. Il sait que c’est superflu (et que ça déconcerterait un peu son auditoire de gens sérieux). Alors, un aubergiste hollandais anonyme précurseur des Incohérents ? Ou Kant qui aurait inventé cette histoire en la mettant sur le dos d’un aubergiste hollandais, lui (Kant) qui n’a jamais mis les pieds en Hollande ?

 

Je fais ce rappel à propos des Incohérents pour au moins deux raisons : la première est que la série des Monochromes-lessive de Présence Panchounette a été faite peu de temps avant l’exposition de la FIAC de 1988 intitulée L’Avant-garde aura bientôt 100 ans (1888 – 1998) présentée sur le stand de la galerie Eric Fabre (dite aussi galerie de Paris), où PP avait montré plusieurs œuvres « incohérentes », reconstituées d’après description (seule une poignée d’œuvres originales étant parvenues jusqu’à nous), par exemple Vénus de Mille eaux ou encore Ciel sans nuage, nuage sans ciel, ou d’après une image parue dans la presse d’époque (Trompette sous un crabe). La seconde raison c’est que même si ces monochromes paraissent empreints d’un certain esprit « incohérent », et qu’ils semblent en quelque sorte annoncer l’exposition de 1988 (où ils ne furent pas montrés), ça n’est pourtant pas la source première d’inspiration de cette série, sans doute l’une des plus représentatives de l’esprit du collectif : à la fois par quelque chose qui défie le regard par sa fragilité et son insignifiance (aucune chance que vous vous arrêtiez fasciné en passant devant un de ces monochromes) et qui en même temps l’invite à effectuer une révision complète de ses repères spatio-temporels sous peine de perdre l’équilibre.

Voyons ça de plus près. 

Factuellement, ces monochromes de dimension 46.2 x 38 cms, sans cadre, sont des toiles blanches ready-made telles qu’on peut en acheter dans un magasin qui vend des fournitures pour artistes. La seule chose peinte à l’aérographe est le logo d’une marque de lessive, qui, dans certains cas, peut aussi avoir été découpé et collé sur la toile. Les marques de lessive citées sont : OMO, Bonux, St Marc, Persil, Le Chat, Tide, Dash, Génie…

Des variantes de cette matrice existent mais ne remettent pas en cause ces éléments fondamentaux. Par exemple, outre les marques de lessive, PP avait aussi exploré l’utilisation de logos de marques plus ou moins proches de l’électro-ménager et valorisant le blanc, dans la droite ligne de ce que Le Corbusier recommandait dans L’Art décoratif aujourd’hui. (Fontaine de Duchamp est blanc !). L’un des monochromes (jamais exposé) arbore ainsi le logo ELM Leblanc, une marque de matériel électro-ménager. Il existe aussi des monochromes où en lieu et place d’un logo, apparaît un porte-clé au nom d’une marque. Outre le format rectangulaire, il existe quelques formats tondo et carré en position de losange. 

Dans ces monochromes, ça n’est pas une légende qui suscite le rire mais la juxtaposition d’une toile blanche et du logo d’un produit, la lessive, qui a pour ambition de « laver plus blanc » que le blanc lui-même. Le logo est positionné discrètement en bas à droite de la toile, et sa blancheur, suggérée par le nom même d’une lessive, renvoie à celle du monochrome. C’est une boucle. En un sens, c’est beaucoup plus économe en paroles que la formule avec légende des Incohérents. Le titre de chacun de ces tableaux renvoie à une marque précise : Monochrome-lessive OMOMonochrome-lessive Génie, etc. Mais les monochromes en eux-mêmes ne représentent pas des marques de lessives ; ils passent totalement sous silence si je puis dire leur rapport à ces marques, rapport qui fait pourtant que l’on sourit ou que l’on rit en associant les deux. 

L’autre source d’inspiration à laquelle j’ai fait allusion et qui n’a pas de rapport direct avec les Incohérents, (mais peut-être indirect, car tout finit dans ce bas-monde par avoir un rapport avec les Incohérents comme on peut le craindre depuis quelque temps), se trouve du côté de ce que l’on appelait jadis la « réclame » et que l’on appelle aujourd’hui la publicité. Intitulée « la femme à la rose », cette publicité de la marque de soutiens-gorges Rosy avait ceci de particulier qu’aucun soutien-gorge n’était montré, ni même le mot soutien-gorge mentionné. Dans ses mémoires (La rage de convaincre, éd. R. Laffon, 1970) Marcel Bleustein-Blanchet, directeur de Publicis à l’époque, à qui le fabricant des soutiens-gorges Rosy avait confié la campagne publicitaire, disait ceci à propos de cette « femme à la rose » qui avait bien un petit air incohérent : « Pour la première fois une firme entreprenait de vendre ses produits sans les montrer ; pas le moindre soutien-gorge dans cette annonce de soutien-gorge ! Au fond c’était de la publicité à l’envers – à l’envers des habitudes, en tout cas. Nous ne présentions plus le produit, nous présentions seulement ses motivations d’achat essentielles que nos enquêtes avaient permis de définir : la beauté formelle, l’élégance, la chasteté dans la sensualité. Nous venions d’acclimater en France la publicité des signes. » (Italiques de moi). Cette publicité des signes, qui fit sensation à l’époque, était basée sur une photographie de Jean-Loup Sieff faite en 1962 qui, selon la description qu’en donne Bleustein - Blanchet, représentait « une femme nue, mais les bras sur la poitrine – on ne voit même pas la naissance de la gorge –, tenant dans le creux de son coude une rose épanouie. La photo est cadrée de telle façon qu’on aperçoit seulement le bas du visage, (…) et la ligne des hanches est à peine esquissée. » (Je précise que la rose est de couleur rouge). 

La publicité de Rosy par Jean-Loup Sieff représente bien quelque chose (une femme nue tenant une rose rouge qui fait écho à la couleur de sa bouche), et en même temps passe totalement sous silence pourquoi elle a été faite et qui est beaucoup moins poétique : vendre des soutiens-gorges, en vendre le plus possible au détriment d’autres marques. Retour du réel après l’épisode poético-imaginaire. La publicité représente donc quelque chose qu’elle ne présente pas (les soutiens-gorges) et qui constitue pourtant sa raison d’être. Les monochromes de PP ne représentent rien, mais présentent en un certain lieu de leur surface (en bas à droite) leur raison d’être : rendre un écho chromatique aux marques de lessive et à leur ambition quasi métaphysique de laver plus blanc que le blanc. Mais au fond ces marques ont la même ambition que le publicitaire et son client : vendre le plus possible. 

 

Avec cette série, Présence Panchounette jetait une passerelle entre l’humour littéraire des pseudo-monochromes des Incohérents, qui représentent quelque chose en dépit de leur vide apparent, et le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch (1918), nec plus ultra de la radicalité immaculée, véritable provocation de celui qui écrira en 1920 qu’il « ne peut être question de peinture dans le suprématisme », rejetant a priori toute forme de légende illustrative destinée à faire rire, et qui semble anticiper le slogan publicitaire sur le blanc qui serait plus blanc que le blanc, sorte de surblanc, invisible à l’œil nu, quasi suprématiste, transcendant. 

En associant la blancheur à une marque de lessive, sommet de la vulgarité, et le concept de monochrome, sommet de l’apothéose sublime de la peinture enfin libérée de sa servitude à la représentation, Panchounette faisait un pied de nez à la supposée pureté du concept. 

Dans une publicité Bonux (voir illustration) intitulée « L’examen-fenêtre le prouve », on voit une charmante dame tenant dans sa main quelque chose qui ressemble comme deux gouttes d’eau à un monochrome, destiné à nous « faire voir la différence ». Mais cette différence n’est jamais mentionnée, à vous de deviner qu’il s’agit de la différence entre le blanc de Bonux et celui que vous promet d’autres marques de façon mensongère. Comme le soutien-gorge de la publicité Rosy, vous ne pouvez en fait voir la différence, qui, vous en conviendrez j’en suis sûr, n’est pas sans présenter quelque ressemblance avec la différance de Derrida. On remarquera qu’à la place du mot « chemise » qui figurait dans la publicité originale, PP a collé le mot « toile ». 

Cet « examen-fenêtre » est une sorte de synthèse magistrale entre la fenêtre d’Alberti cadrant un port breton, le monochrome suprématiste magnifié par le soleil, et le monochrome panchounette, en embuscade. 

 

Pour être complet avec l’histoire des monochromes chez Présence Panchounette, mentionnons la pièce d’anthologie de 1984 intitulée Atelier polytechnique des bricoleurs réunis, constituée de quatre éléments, dont un monochrome rosesur lequel est peint le mot « monochrome », qui est donc bien représenté. Sur une autre toile monochrome est peinte le mot « musée ». 

Jacques Soulillou

Kyôto juin 2022