Micro-événement n°49

Tsuneko Taniuchi
  • Tsuneko Taniuchi, Micro-événement n°49 /Space Oddity – l'Artiste à son studio. Performance présentée le 9 octobre 2016 au Générateur, Gentilly (France) ©Tsuneko Taniuchi Adagp, Paris 2017, Photo : Lu Wang
  • Tsuneko Taniuchi, Micro-événement n°49 /Space Oddity – l'Artiste à son studio. Performance présentée le 9 octobre 2016 au Générateur, Gentilly (France) ©Tsuneko Taniuchi Adagp, Paris 2017, Photo : Lu Wang
  • Tsuneko Taniuchi, Micro-événement n°49 /Space Oddity – l'Artiste à son studio. Performance présentée le 9 octobre 2016 au Générateur, Gentilly (France) ©Tsuneko Taniuchi Adagp, Paris 2017, Photo : Lu Wang

Tsuneko Taniuchi, Micro-événement n°49 /Space Oddity – l'Artiste à son studio. Performance présentée le 9 octobre 2016 au Générateur, Gentilly (France) ©Tsuneko Taniuchi Adagp, Paris 2017, Photo : Lu Wang

 

Depuis 1995, Tsuneko Taniuchi mène une pratique de la performance à travers ce qu’elle nomme des « micro-événements » (numérotés) pour désigner la situation culturelle, sociale et politique qui se créée en un temps et un lieu donnés. Actrice principale de ses performances, Taniuchi implique de façon plus ou moins directe des participants dans ses scénarii ou bien joue sur l’interaction avec le spectateur. En 2011, avec le Micro-événements /Résistances quotidiennes (Le Générateur, Gentilly), elle introduit une nouvelle dimension qui tient à la mise en scène de son propre travail en faisant intervenir des danseurs qui viennent dialoguer avec elle par le corps, et en confiant à des comédiens la réactivation d'anciens micro-événements. Ainsi, au sein d’une nouvelle configuration, ce qui était compris comme un tout (le micro-événement en lui-même) devient partie d’un ensemble suscitant la production d’un sens nouveau par un phénomène de dialogue et de stratification.

Le Micro-événement n°49 /Space Oddity – l'Artiste à son studio reprend ce principe au sein d’une configuration plus complexe où la réactivation d’anciennes performances s’insère dans un ensemble de sept chapitres dont les textes (re-)composés par l’artiste se nourrissent d’un ensemble de références littéraires, artistiques et populaires qui portent les problématiques qui lui sont chères : le racisme, les inégalités sociales, de sexe et de genre, l’écologie. Œuvre de complexité à l’image du monde chaotique que nous vivons, le Micro-événement n°49 combine des textes de nature et de provenance très différentes pour rendre compte des conflits multi-strates qui traversent les individus et les identités au sein des sociétés multiculturelles. Conçu comme la représentation d’une séance de travail, comme le suggère le titre, on y voit l’artiste observer et guider le jeu des douze participants (comédiens, danseurs et performeurs) tout au long des différents chapitres — hormis le sixième, où Taniuchi prend la parole, seule dans l’espace scénique. L'agencement de ces chapitres (faits de récits, de récitations ou encore de mouvements du corps chorégraphié et de l'exploitation plastique du dispositif scénique), ne répond pas à une trame narrative impliquant une intrigue, mais relève plutôt du montage et de la juxtaposition leur assurant une autonomie les uns par rapports aux autres tout en se répondant entre eux, pour offrir une vision kaléidoscopique d’un monde en crise.

L’une des clés de lecture est donnée dès le premier chapitre. Celui-ci, qui rejoue une scène d’hôtel de Far From Yokohama, une des trois histoires que déroule le film de Jim Jarmush Mystery Train (1989), s’achève sur la lecture d’un texte du cinéaste qui porte sur la multiplicité des langues et des cultures et le potentiel poétique que représentent les accidents de compréhension. La question de la communication entre les individus et au sein de l’espace social est ainsi au cœur du travail de Taniuchi comme le montre singulièrement le second chapitre dédié à la récitation par les comédiens des récits de micro-événements antérieurs (n°1 /Ato no matsuri /Trop tard ; n°8 /Action publique n°1 et n°2 : Ici tout est réel ; n°14-n°21, n°24, n°26, n°27, n°29 et Anniversaire de mariages ; n°25 /Public Communication Bar/VIP Cocktail ; n°5 /Neuf personnages de femmes)1. En donnant sa voix à d’autres, l’artiste se démultiplie pour donner une autre réalité aux situations sociales créées lors des performances qui portent sur le conflit, sur l’indifférence, sur l’assignation des femmes, sur les identités individuelles… Le jeu des comédiens parvient à restituer la dualité du discours de l’artiste qui oscille entre humour et gravité et dont il se dégage une profonde révolte contre un monde où l’absurde côtoie le chaos.

Dans le troisième chapitre, cette révolte prend la forme d’une manifestation chorégraphiée où les participants brandissent des panneaux dont les slogans, en anglais et en français, puisés dans le discours de grandes figures au discours engagé (Angela Davis, Judith Butler, Akram Kahn) ou imaginés par l’artiste, évoquent les luttes pour la liberté et l’égalité des individus, des races et des sexes mais aussi contre le nucléaire : « My body is my home », « Bodies that matter », « The fight can be won », « L’eau est irradiée », « Freedom is a constant struggle »… Cette manifestation prend tout son sens dans le choix des participants aux origines culturelles différentes effectué par Taniuchi, dont la présence sur scène actualise la valeur universelle de ces luttes tout autant que leurs difficultés.

De ce tumulte et de ce brouhaha, émerge un moment de dialogue que constitue le quatrième chapitre. Réalisé à partir du témoignage du danseur et chorégraphe anglais d’origine bangladaise Akram Kahn, diffusé sur Arte pendant la campagne du référendum sur le Brexit en 2016. Jouant sur le contraste entre la violence du débat, qui portait sur la place des immigrés dans la société britannique, et la nécessité d'entrer dans la connaissance de l'autre pour le comprendre et l'accepter, Taniuchi met en scène, sous la forme d'un dialogue entre deux comédiens, ce témoignage individuel qui met en évidence le fait que la seule frontière existante est celle du corps.

Lui succède le cinquième chapitre, climax de la pièce, sous la forme d’un canon cacophonique à 8 voix, dans la langue de chacun des comédiens, le slam devenu viral sur internet d’un jeune garçon Américain blanc de 14 ans, intitulé « White Boy Privilege », dans lequel il exprime sa consternation face à une société qui refuse la différence. Et puis, Taniuchi prend la parole pour déposer, dans le sixième chapitre, un texte intitulé « Trilogy There Is No Home » sur une musique électronique aux tonalités graves. Composé de références multiples (Elfriede Jelinek, Gregg Araki, Gelatin, Ryû Murakami, Heiner Müller) et des propres mots de l’artiste selon une combinatoire relevant de l’accident et de l’entrechoc, scandée par le même refrain à la fois désarmé et révolté (« The water is contaminated and irradiated ! »), ce texte délivre une poétique de la catastrophe du temps présent dont Fukushima est le symbole.

La charge émotionnelle, qui empreint le spectateur d’un sentiment de désolation mais également de révolte, s’achève sur une dernière chorégraphie tout en apesanteur sur la chanson de David Bowie, « Space Oddity », dans laquelle s’articulent fin et infini, tristesse et plénitude, impuissance et résolution, résignation et espoir.

Dans le Micro-événement n°49, Tsuneko Taniuchi donne à voir d’une manière très singulière ce qui anime son travail. En levant le voile sur l’intimité du travail en studio, elle montre comment les événements « macro » qui, selon sa distinction, sont « des choses comme les catastrophes, les guerres », agissent sur le « micro », c’est-à-dire le sujet pris dans son quotidien (catalogue de l’exposition Légende, FRAC Franche-Comté, Besançon, 2016, p. 87). Il s’agit vraisemblablement de son micro-événement le plus personnel. Au sein d’une pratique de la recomposition, du montage et de la référence, elle y livre l’inquiétude et la colère suscitées par un monde qui se décompose. C’est dans ce mouvement ascendant, celui de la création et de l‘art, qu’elle ouvre vers de nouveaux possibles.

 

 

Perin Emel Yavuz

Historienne et théoricienne de l'art

(7/02/2017)

 

1En 2016, elle a expérimenté ce dispositif dans l'espace muséal dans le cadre de l’exposition Légende au FRAC Franche-Comté à Besançon.

 

Voir la vidéo intégrale de la performance

 

Vu à :

Le Générateur 

16 Rue Charles Frérot,

 94250 Gentilly (France)