Ma mère et son double

Aguirre Schwarz
  • Ma mère et son double, 2019,.Courtesy de l'artiste et New Galerie.
  • Ma mère et son double, 2019,.Courtesy de l'artiste et New Galerie.
  • Ma mère et son double, 2019,.Courtesy de l'artiste et New Galerie.

Peinture, vidéo couleur, son, 19 min 10 s, 2019. Courtesy de l'artiste et New Galerie.

 

Aguirre Schwarz, connu sous le pseudonyme de ZEVS, est considéré comme une des figures les plus importantes de l’histoire du street art français.

Des trottoirs de la ville aux murs des musées et des galeries, il réagit aux signes urbains et aux codes de la consommation, interrogeant l’espace public, l’art, et le rapport de l’art à la société de consommation.

Zevs a à peine douze ans lorsqu’il commence à taguer dans les tunnels du métro parisien. Zevs, comme le RER qui faillit lui être fatal. Depuis ce nom sur les murs, comme une reconnaissance territoriale, jusqu’à une réflexion sur les signes de la ville, en passant par la saturation publicitaire, vécue comme une agression du consensuel, il dessine peu à peu les contours d’un vocabulaire graphique, plastique et sémantique inédit et qui fut souvent précurseur des codes visuels de l’art urbain.

Au croisement du street art et de la culture underground, le travail d'Aguirre Schwarz emprunte aussi à la culture pop, au cinéma, à la culture contestataire, à la peinture et à l’histoire de l’art.

Aujourd’hui, Zevs, redevenu Aguirre, a largement contribué à la reconnaissance du street art en tant que forme de l’art contemporain. S’il expose aujourd’hui régulièrement dans les galeries et les musées partout dans le monde, il continue parfois de travailler dans la rue qui, à l’instar de Buren dans les années 60, reste son atelier primitif. De l’insurrection, de la contestation brute, de la colère nourrissant ses premières interventions, Aguirre Schwarz a évolué vers une réflexion sur les conditions de visibilité et de pérennité de ses « Art crimes », ouvrant à la dimension sémiotique de son travail.

Pour la Biennale de Lyon, au Musée d’art contemporain de Lyon (macLYON), il a choisi de « liquider » les logos des entreprises partenaires de cette grande manifestation. Cette action accomplie grâce aux outils de l'animation est installée au coeur du musée.

L'occasion de revenir sur la génèse de cette pratique qui a contribué à sa reconnaissance internationale.

- - -

Le travail de « liquidation » des logos s’enracine dans les « Visual attacks » réalisées au début des années 2000. Aguirre Schwarz (ZEVS) shoote méthodiquement et indifféremment des hommes et des femmes, à condition qu’ils soient beaux, lisses, déshumanisés par la magie de Photoshop. Un point rouge à la bombe, entre les deux yeux du mannequin sur l’affiche, filets de peinture rouge sang coulant sur son visage. Le sabotage est efficace. Attaque frontale contre l’omniprésence de la publicité dans le paysage urbain, les « Visual attacks » pointent dans le même temps sa puissance prescriptive. En brouillant la lecture commerciale de l’image, en empêchant l’identification du passant avec le modèle ensanglanté, Zevs détourne le pouvoir de l’image à son profit.

Puis, il choisit de s’attaquer au logo publicitaire directement dans l’espace public. Il commence par « liquider » une virgule de Nike, à Berlin en 2005, et poursuit avec ceux de Coca-Cola ou de MacDonald’s. Puis, il s’intéresse aux logos des marques de luxe, qu’il reproduit pour les «liquider».

Le logotype est un média puissant, par son esthétique symbolique, son pouvoir d'analogon, immédiatement identifiable, rattaché à un produit et à un imaginaire précis. En le rendant liquide, Zevs s’attaque visuellement à la fonction symbolique du logo. Il procède à sa descente critique et interroge le pouvoir du signe publicitaire et ce qu’il véhicule. Clé de voûte de l’identité d’une marque, s’immisçant durablement dans le paysage affectif des individus, le logo est un redoutable « vendeur silencieux ». En liquidant le logo de Chanel ou de Vuitton, tous les deux immédiatement reconnaissables, il s’attaque à tout un réseau de signes (de reconnaissance), de codes (sociaux), de significations et d’émotions. Le logo synthétise un monde, celui du luxe, des magasins feutrés, de la richesse et du pouvoir. La transfiguration du logo par liquidation renvoie, par une contre-force suggestive, à la surconsommation, à la tyrannie de la publicité, du paraître et des codes, à la vulgarité de l’ostentation.

Pourtant, son travail ne se réduit pas à une logique binaire. Pour lui, l’art est un contre-pouvoir qui prend appui sur le pouvoir lui-même. « Comme en Aïkido, je détourne sa force à mon profit », dit-il.

En outre, les ambivalences sont volontairement maintenues, depuis l’appropriation du logo pour produire l’oeuvre, jusqu’à la ré-esthétisation du signe, contribuant à lui confirmer son statut d’objet esthétique. Aguirre Schwarz a parfaitement conscience de la manière dont les marques, ayant remarqué son travail sans en éluder l’aspect critique, s’en inspirent, tentant ainsi d'intégrer le négatif pour le synthétiser en une émanation nouvelle de leur créativité. Il sait comment les images qu’il produit seront aspirées dans le vortex du monde médiatique, retaillées, remaniées puis relâchées dans d’autres publicités, des images nouvelles…

Zevs a l’intuition de cette ambiguïté, en se servant des images que produit la société de marché et de consommation non pour les réduire à néant, mais pour y ouvrir une faille, les inciser et en exprimer la maladie par la liquéfaction, comme on ouvre une plaie purulente, au travers de ces drippings de peinture coulant sur les toiles aux logos liquidés, à l’impact visuel si fort, et qui font aujourd’hui sa signature.

De la même manière que les images véhiculées par les médias manipulent les opinions et le regard porté sur les objets, Zevs manipule et déconstruit l’image pour en mettre justement en lumière les arcanes, les ficelles, les présupposés signifiants. Il extirpe peu à peu une sorte de sémiologie implicite et critique de ces images qui font et décrivent le monde, et c’est dans ce dévoilement que se situe la subversion de son travail.

En offrant au regard une vision du monde en « Version liquidée », il entend nous mettre en alerte, nous enjoindre à garder l’oeil ouvert, nous décille à la manière du « Chien Andalou ».

Le travail de Zevs relève donc bien davantage de la « déconstruction », pour reprendre le terme cher à Derrida, que de la destruction. Dans son souci récurrent de faire remonter l’invisible au visible, de l’envers des rues au soubassements de la publicité, il s’agit bien de mettre au jour ces fondements implicites qui justifient la hiérarchie du système pour, par son acte artistique, en travailler les écarts jusqu’au basculement, renverser l’ordre, et, en définitive, intervenir sur « ce qui reste ».

Son planisphère liquidé («Global liquidation multicolor », 2011) signe la fin annoncée, et peut-être nécessaire, d’un monde, celui de la raison instrumentale, de l’impérialisme de l’économie mondiale, d’une manière de vivre ce monde, dont les successives crises financières auront rendu la fragilité particulièrement accrue et sensible.

Zevs sait que le logo n’est qu’un signe, la partie visible et émergeante d’un monde aux valeurs et aux enjeux aussi complexes qu’incertains. il pressent aussi que le pouvoir réel aujourd'hui n'est peut-être pas tant politique ou religieux qu’économique, et c'est à ce pouvoir- là, au travers de la séduction du logo et du luxe incarné comme objet du désir renversé en objet mortifère, qu'il entend s'en prendre ici.

Dans le même temps, Zevs manifeste, par cette opération, la perversion du sens que constitue ce signe, ou comment le « logos » de la connaissance se voit éclipsé au profit du « logo » commercial. Jeu de mot pour dire comment le sens de la communication et du marketing se substitue à la quête de sens, comment un système de valeurs fondé sur le désir d’avoir et la pensée calculatrice l’emporte sur les champs du savoir et de la pensée rationnelle. Le logo commercial élabore des mythes, que le logos n’a plus la force de détruire.

Cette liquidation en règle des logos renvoie ainsi avec acuité au propos de Roland Barthes, constatant, avec la pensée structuraliste, le rapport conflictuel, si ce n’est le hiatus, dans la société contemporaine, entre la pensée et la mythologie. Il s’agit de pointer la façon dont les « représentations collectives », produits de notre société et de notre histoire, pour reprendre le terme de Barthes, sont développées comme outils idéologiques par le pouvoir, les médias et les valeurs d’ordre.

Autant d’instances que Zeus examine et questionne dans son travail en les maltraitant, qu’il s’agisse des symboles monétaires, des logos des medias, du graphisme des noms des marques ou des banques, ou de ses attaques contre l’ordre urbain.

En France, sur les vitrines des magasins, on voit parfois, se détachant sur le blanc d’Espagne, des banderoles indiquant « Liquidation totale avant travaux »…Une autre voie, d’autres possibles, sont possibles. Ce qu’affirme Zevs au détour de ces symboles liquidés, c’est que la crise est en soi la première étape d’une résolution, qu’une action curative est possible. Aussi, s'il décrit et dénonce un état du monde contemporain, il n’est ni assez dogmatique, ni assez utopiste (ou naïf ?) pour nous en raconter la fin. Il suggère seulement qu’il nous faut chercher dans le sens des images avec lesquelles nous vivons, et dans la manière dont nous pouvons les retourner, les dérouter, les déconstruire, des indices comme une ultime tentative de se réapproprier ce monde.

 

Marie Deparis-Yafil

 

Vu à

macLyon

Là où les eaux se mêlent

15e Biennale d’art contemporain de Lyon

Du 18 septembre 2019 au 5 janvier 2020

www.biennaledelyon.com