Le Harem

Nil Yalter
  • Le Harem, 19L79-1980 © Nil Yalter
  • Le Harem, 19L79-1980 © Nil Yalter
  • Le Harem, 19L79-1980 © Nil Yalter

Le Harem, 1979-1980. Vidéo noir et blanc de 54 minutes découpée en neuf séquences de quatre à huit minutes sans montage. Collages de dessins, photographies et textes réalisés par l’artiste.

 

L’exposition TRANS/HUMANCE au MacVal présente un vaste panorama de soixante années de création de l’artiste d’origine turque Nil Yalter. Se définissant elle-même féministe, Nil Yalter n’est pas dans un affleurement revendicatif. Ce qu’elle transmet de son expérience de femme d’origine turque est un étonnant mélange de douceur et de violence, de cruauté et de sensorialité. Marxiste parce qu'immigrée, féministe face au statut arbitraire des femmes, Nil Yalter a ancré ses convictions dans la vie même. Elle est avant tout ultra-lucide et son œuvre fait toujours écho aujourd'hui aux actualités bruyantes de notre nouveau siècle.

Parmi les pièces présentées le Harem constitue un choc aussi bien esthétique qu’anthropologique. Comme le rappelle la monographie éditée par le MacVal à l’occasion de cette exposition1, le projet s’est développé dans le cadre du collectif Femmes/Art auquel appartenait Nil Yalter dans les années 702. Il a commencé par une installation produite en 1978 dans l’atelier de Françoise Janicot et intitulée L’Architecture du Harem du Grand Sultan réalisée à la suite de la visite du Harem du Palais Topkapi (construit au XVIe siècle et désaffecté en 1856). Elle avait pu pénétrer dans l’édifice et photographier certains détails de l’espace et de l’architecture De 1979 à 1980, Nil Yalter reprend ce sujet, étudie des écrits d’historiens et de témoins. Et imagine une narration visuelle dont les récits inclus dans différents médiums s'entrecroisent. On a pu voir au MacVal un ensemble de cinq panneaux enrichis de dessins et textes calligraphiés encadrant l’entrée vers une pièce obscure où était projetée en boucle une vidéo en noir et blanc de 52 minutes .

Le Harem évoque les modes de domination de l’empire ottoman vis-à-vis des femmes et des esclaves. Les détails historiques sont aussi précis que glaçants. Est problématisé avec une justesse qui résonne encore au présent, le contrôle social extrême exercé sur les femmes, dans le Palais ici, et pllus généralement sur leurs corps. La vidéo, au coeur de la pièce, est filmée avec une caméra Sony Portapak, très minimaliste et fluide. L’utilisation du portapak premier enregistreur vidéo portable permet cette souplesse. L’image a été faite par Joël Boutteville compagnon de l’artiste.

Nil Yalter opère un dévoilement et une quasi mise à nue du thème du harem. A rebours des peintres orientalistes qui ont fantasmé sur ce sujet dont ils ont fait un cliché de l’ exotisme, elle porte un regard profondément humain sur ce monde intemporel. Elle découpe avec une grande précision le système qui régit les vies dans cet espace totalement sous contrôle.

Elle garde sa distance et procède par collages. D’une part, elle filme, en plans très rapprochés, une jeune femme dont la caméra épouse la chorégraphie agile et gracieuse mais contrainte par l’espace réduit du cadre. Espace qu'elle doit partager avec une autre image filmée simultanément, et qui apparaît sur l’écran du moniteur Sony portatif : des captations en temps réel ou des documents, ou d’autres partie du corps de la jeune femme ou d’autres images, une bouche par exemple, ou un œil. « Les images redoublent le sens des mots en les performant avec tout un jeu de mise en abyme qui provient du moniteur intégré à la scène, des Polaroid glissés sur l’écran, des mots inscrits. » comme l’écrit Fabienne Dumont qui consacre une longue description à cette vidéo. Ce moniteur devient également parfois un objet de contrainte (placé entre les jambes de la jeune femme par exemple qu’il entrave). Une voix off raconte l’histoire de deux jeunes odalisques dociles, Naksedil et Dilaver, fiction imaginée par Nil Yalter à partir des activités et des coutumes dans l’espace confiné du sérail. Naksedil a plu au seigneur, elle va devenir une favorite, on la prépare comme on dresse un plat de haute gastronomie. Certaines séquences portent la tension érotique à la limite du supportable comme le long plan fixe sur un sein dont une main de femme érotise patiemment mais avec maîtrise le téton, ou la description orale de l’émasculation des jeunes garçons africains pour les transformer en eunuques s’ils survivaient à cette mutilation barbare.

Les panneaux encadrant l’entrée de l’espace obscur marquent une expansion qui contraste avec l’univers reclus tout en l’enchâssant. L’artiste reprend certains détails du lieu pour en signifier les marques d’isolement. Les signes abstraits abondants, l’écrasement de la femme au milieu de ces ornements, le raffinement de la violence sont d'autres manières de décrire l'étouffement.

Nil Yalter termine sa vidéo par des séquences télévisuelles des années 70 qui montrent de nouvelles discriminations dont souffrent les femmes : femmes objets, potiches, bonnes à tout faire. Elle équilibre ainsi sa charge critique, le système de surveillance occidental opéré notamment sur les travailleuses immigrées est une autre forme de violence. Elle clôt dans une perspective marxiste et féministe par un slogan affirmant que « la lutte des femmes est liée à la lutte des classes. » C'était une revendication forte de cette artiste qui se disait féministe marxiste : la considération du travail des femmes.

Fabienne Dumont décrit la première période esthétique de Nil Yalter, principalement autour de l’héritage « constructiviste », comme « une forme d’abstraction géométrique basée sur une économie de moyens et de couleurs et une association précise des formes. » Dans sa deuxième période, « sociocritique », à partir de 1972, l’artiste prend position et s’empare librement de documents médias, réalise des photographies, des films qu’elle assemble avec des dessins, des textes, des reliefs. Par une sorte de synthèse artistique, elle révèle des situations, des pratiques communautaires, des mythes, des rites et des oppressions. Elle parvient ainsi à rendre sensible des réels qu’elle reconstruit avec une analyse sociopolitique nourrie de poésie. Son œuvre complexe et très longtemps méconnue, ou invisibilisée par la triple peine d’être créée par une femme immigrée et marxiste, atteint de nouveau la reconnaissance. Et participe au rattrapage nécessaire en cours que l’histoire de l’art actuelle effectue pour revoir le récit des relations entre art et politique.

 

Anne-Marie Morice

 

1 Nil Yalter / Fabienne Dumont, Dumont, Fabienne (1972-....). Auteur | MAC VAL musée d'art contemporain du Val-de-Marne. Vitry-sur-Seine | 2019

2 Collectif féministe auquel appartenaient Françoise Janicot, Lea Lublin, Elisa Tan, Claude Torey et Nil Yalter.

 

 

Vu à

TRANS/HUMANCE 

Exposition monographique de Nil Yalter

Du 5 octobre 2019 au 9 février 2020

Co-commissariat Fabienne Dumont et Frank Lamy

MacVal (musée d'Art contemporain du Val-de-Marne)

http://www.macval.fr

 

Site de Nil Yalter

http://www.nilyalter.com