La Notte cieca

Giuseppe Gallizio
  • Pinot Gallizio, La Notte cietta© Centre Pompidou, Philippe Migeat, 2019

(La nuit aveugle), 1962, Huile sur toile libre, 228 x 986 cm. Vue de l'exposition Préhistoire, une énigme moderne © Centre Pompidou, Philippe Migeat, 2019

 

C’est à la fin du XIXe siècle après la découverte des grottes d’Altamira que l’homme préhistorique est devenu une référence pour qui veut évoquer les origines de l’art, et comprendre le présent en envisageant ses commencements. Cette longue période fantasmée a enrichi l’art moderne en nouveaux mystères et vertiges anthropologiques. 

L’exposition Préhistoire, une énigme moderne au Centre Pompidou cristallise cent ans de ce dialogue mêlant de façon transversale art, histoire, sciences, autant de façons d’apprécier la constitution des récits autour de cet âge de l’humanité. La riche lecture que nous en offrent les trois commissaires Cécile Debray, Maria Stavrinaki et Rémi Labrusse est inspirante, complêtée par un catalogue qui ouvre à de multiples voies d’approfondissement.

Successivement, les esthétiques, la magie, la métaphysique, le primitivisme, le patriarcat et autres logiques théoriques ont accompagné la lecture des traces de pratiques d’hommes-artistes surgies du passé. Les périodes de crise ont été particulièrement propices aux retours aux origines. Une toile présentée dans l’exposition personnifie particulièrement cette constatation, celle de Giuseppe Pinot Gallizio qui est issue des collections du Musée national d’art moderne. 

Cette toile monumentale La Notte Cieca s’inscrit dans le climat de psychose apocalyptique qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Elle éclaire de nombreux points du débat théorique et politique qui a découlé du nouvel ordre atomique. L’éventualité d’un anéantissement de l’humanité coïncidant avec la découverte des grottes de Lascaux en 1940, a suscité le retour de l’allégorie de la grotte. Mais cette caverne n’est plus un refuge, ni un repli pour échapper à la destruction aveugle. 

Ainsi que le détaille Maria Stavrinaki, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale la révolution atomique paraît aussi importante que la rupture néolithique. Et c’est « dans ce contexte (…) d’un rapport nouveau avec la nature, mêlant crainte et espoir, que l’espace de la caverne surgissait pour la première fois dans les travaux d’artistes, tels Pinot Gallizio et Lucio Fontana (...). Paradoxalement, au même moment où l’homme abandonnait la Terre pour découvrir l’apesanteur dans l’immensité et l’obscurité de l’espace cosmique, la caverne, espace tellurique s’il en est, « refaisait surface » comme matrice et abri. Parce qu’on voyageait désormais dans les espaces interstellaires, l’espace clos, enfoui dans la terre, signifiait plus que jamais la première nature, inviolée par l’homme et prête à l’accueillir. »1

La caverne moderne apparaît comme une matrice pour concevoir et faire naître une ère humaine nouvelle. Profondément obscure, elle est un utérus, d’où sortent des hommes nouveaux qui ont dominé la matière. C’est dans cette acception que se situe le projet artistique de l’artiste piémontais Pinot Gallizio qui était par ailleurs chimiste, pharmacien, acteur, archéologue et partisan anti-fasciste. 

Cet artiste avait rencontré Asger Jorn, ex-Cobra, en 1955 et adhéré au Mouvement international pour un Bauhaus Imaginiste fondé par le peintre danois à Albisola. Pinot Gallizio crée au sein du M.I.B.I le « Laboratoire Expérimental » dont il prend la direction. En 1956 il est l’un des organisateurs du Congrès d’Alba avec Jorn, et Gil J. Wolman qui représente l’Internationale Lettriste. Il deviendra membre de l’Internationale Situationniste en y portant les concepts de l’ « amateur professionnel » et de l’ »ignorance critique ». Il en sera exclu en 1960. 

Après avoir produit des « peintures industrielles » et présenté la « Caverne de l’anti-matière », Pinot Gallizio crée la série des Notti di cristallo, composée, officiellement, de trois toiles qu’il qualifie de « peintures de nuits ». La Notte Cieca est la dernière de cette série. Le catalogue raisonné Pinot Gallizio, Catalogo générale delle opere 1953 – 19642, relate la réalisation de cette peinture.

L’oeuvre de dix mètres a été peinte en trois jours, l’artiste ayant les yeux couverts d'un très long capuchon qui lui permettait à peine de voir ses pieds. Il avait étalé la toile sur le pavé, l’avait divisée en trois sections et posé des piquets pour se repérer par rapport à la longueur. Il avait peint sur le sol, à l’horizontale, jusqu’à l’épuisement. 

Pinot Gallizio exécute cette peinture de « nuit des nuits », de façon performative comme un rituel. Il crée par son protocole une frontière hermétique avec l’environnement réel dans lequel il travaille. La toile est chargée de produire sa vision intérieure. Cette vision intérieure n’a pas été travaillée par des dessins préparatoires, elle est mise en forme en direct par le geste, lui-même guidé par l’émotionnel et les idées. 

Pinot Gallizio utilise une peinture qui sèche immédiatement. Le résultat est étonnamment clair, fluide, mobile. Sur des couches multiples teintées jaune, sepia, blanc la main a tracé des formes fragiles et chaotiques, cernées de traits. Elle a éclaboussé la toile de volumes de peinture rouges ou gris, suscité des coulures, tracé des continuum de graffitis dont certains sont peut-être pulsionnellement ou délibérément obscènes, des entrelacs, des mouvements concentriques. Il fut surpris du résultat à tel point qu’il estima que sa toile aurait pu être peinte par une femme ! Ce que corrobora la critique d’art féministe Carla Lonzi.

Pinot Gallizio s’inscrivait dans l’Art informel3, son expression montait de la matière, il manifestait le désir de laisser parler le subconscient, terme distingué par Janet de l’inconscient freudien, et qu’il faut également dissocier de l’onirisme surréaliste. Il était plus proche des recherches de Michaux sur les états de conscience modifiés par la mescaline, mais aussi contemporain de Pollock et de ses dripping. Francesco Poli souligne que sa technique "à l'aveugle" a plus tard été utilisée par Robert Morris dans la série de dessins à la poudre de graphite de 1973 intitulée Blind Time.4

Quelques unes de ses notes donnent des indications sur la topologie, le choix de ses couleurs, des solvants, les techniques. Sous le titre "Expérience de peinture de nuit" il  mentionne une série de noms et de références. Il signale être en empathie avec les virtuosités de Mathieu dont le signe précède le sens ;  du Zen, de sa vibration pure chargée de mémoire et en quelque sorte performative. Il mentionne aussi Beethoven, Tobey, et conclut « le vide est forme ». Il se félicite d’avoir pu exclure la lumière de ce travail optique. 

Pinot Gallizio considérait cette expérience de peinture comme jamais finie et l’aurait bien continuée jusqu’à ce qu’elle soit entièrement recouverte de noir. Il ira d’ailleurs plus loin que le monochrome plan et recouvrira de noir les murs et le plafond de sa cave. On retrouvera son corps sans vie dans cette ultime caverne en 1964. Il venait d’avoir 62 ans. 

 

Anne-Marie Morice

1 Maria Stavrinaki Saisis par la préhistoire – Enquête sur l’art et le temps des modernes Les presses du réel – domaine Histoire de l'art– collection Hors série

2 Sous la direction de Maria Teresa Roberto, avec Francesca Comisso et Giorgina Bertolino, Mazzota, 2001

3  Nom formulé en 1951 par le critique d'art Michel Tapié 

4 Francesco Poli Pinot Gallizio nell'Europa dei dissimmetrici, Mazzota, 1993
 

Vu à 

Préhistoire, une énigme moderne

Centre Pompidou

8 mai – 16 septembre 2019

http://www.archiviogallizio.org