La Caverne de l'anti-matière

Giuseppe Pinot Gallizio
  • Pinot Gallizio ©The Archivio Gallizio
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La Caverne de l'anti-matière. Photographies des installations au Museo Pecci, Milan, 2011, à Alba en 2005. Photographie montrant la préparation de la Peinture industrielle, avec Pinot Gallizio au premier plan de dos. Courtesy Archives Gallizio.  

 

En 1952, à 52 ans, Giuseppe Pinot Gallizio chimiste, pharmacien, acteur, archéologue et partisan anti-fasciste avait rencontré le jeune peintre turinois Piero Simondo. Cette rencontre bouleverse les douze dernières années de son existence. Pinot Gallizio était un spécialiste de la chimie végétale et enseignait « l’aromatisation et l’herboristerie oenologique ». « Sous l'influence de Simondo, il se lance dans la création artistique avec cette curiosité d'alchimiste qui le caractérisait. Plusieurs photographies nous le montrent vers cette époque, testant ses pigments et diverses résines dans son laboratoire », explique Thierry Lefebvre1.  

En 1955, sa vie croise celle d’Asger Jorn, et il rejoint le Mouvement international pour un Bauhaus Imaginiste fondé par le peintre danois à Albisola. Il s’investit avec passion dans les problématiques artistiques de l’ex-membre du mouvement Cobra. Il crée au sein du M.I.B.I le « Laboratoire Expérimental » d’Alba pour y développer sa chimie végétale. En 1956 il est l’un des organisateurs du Congrès mondial des artistes libres d’Alba avec Jorn, Simondo, et Gil J. Wolman venu y représenter l’Internationale Lettriste. En juillet 1957, à Cosio di Arroscia, il fonde l’Internationale Situationniste avec Jorn, Michele Bernstein et Guy Debord, et participe à la rédaction de la revue où il apporte les concepts de l’« amateur professionnel » et de l’« ignorance critique ». 

En 1958 il dévoile son concept de « peinture industrielle » élaboré dans une atmosphère relatée par Mirella Bandini : « Dans de vastes locaux souterrains longs d'une trentaine de mètres et sur des tables de même longueur, Gallizio, muni d'un matériel simple et rudimentaire, commence à peindre avec son fils Giors Melanotte les premiers rouleaux " industriels " [...]. Le premier rouleau est une toile longue de soixante-huit mètres, d'une hauteur de soixante-quinze centimètres. Les toiles étaient ensuite vendues au mètre. »2  Il expose à la Galerie Notizie de Turin. En mai 1959, poussé par Guy Debord, il crée avec son fils à la Galerie René Drouin un environnement pictural et olfactif « La Caverne de l’antimatière ». En mai 1960 le Stedelijk Museum d'Amsterdam lui consacre l'exposition "Peinture industrielle".

C’est à cette occasion que ce texte écrit par Michèle Bernstein est publié par La Bibliothèque d’Alexandrie en juillet 1960. L’ouvrage se termine par l’information suivante, laconique, en capitales rouges sur fond blanc : « La présente monographie de Pinot Gallizio est éditée à l’occasion de son exclusion de l’Internationale Situationniste ».3

 

Eloge de Pinot-Gallizio

La peinture italienne occupe une assez belle place dans l’histoire de la culture occidentale. Les fruits ne s’en sont pas perdus. Comme toujours, des habitudes sociales survivent aux conditions d’une forme de la création historiquement dépassée, maintiennent des possibilités matérielles – des privilèges économiques.

Il y a au moins, dans l’Italie d’aujourd’hui, incapable de résoudre le problème du chômage, une place à prendre : la fonction sociale de peintre. Le rôle du peintre, l’importance de la peinture, artificiellement maintenus dans une société différente, dont les ressources et les problèmes sont évidemment ceux du reste du monde au XXe siècle, ont gardé tout leur attrait.

C’est pourquoi, fortes de sévir sur cette terre d’élection, garanties pour l’immortalité par cette identité géographique, de belles ambitions se bousculent : ce que Giotto et Vinci ont fait dans la construction de la peinture, dont ils posaient les lois, Fontana ou Baj espèrent l’imiter, en donner l’équivalent dans une destruction de la peinture. Et les postulants ne pensent pas que l’invention de la liquidation, dans n’importe quelle branche des activités culturelles, va forcément plus vite, et s’oublie en moins de temps, que l’invention même d’une culture. Ils s’obstinent. 

C’est le plus souvent là où la confusion et la décadence ont été poussées à l’extrême, là où leur importance économique et sociale est la plus affirmée, qu’il faut s’attendre à voir surgir la négation de cette décadence. Gallizio est donc Italien.

Conscient des problèmes qui nous touchent vraiment, dans cet interrègne de civilisations où nous nous trouvons pris, Gallizio délaisse la peinture, la bonne peinture figurative ou abstraite, ou tachiste, et de toute façon moderne comme en 1930. Il l’étend dans d’autres domaines, dans tous les domaines qu’il touche d’un esprit extraordinairement inventif. Se suivent, s’appellent, les recherches chimiques, les résines, la peinture à la résine, la peinture odorante. En 1955, Gallizio est l’un des fondateurs du Laboratoire Expérimental du Bauhaus Imaginiste.

C’est alors qu’il met au point, au prix d’un labeur acharné et de la longue patience du génie, la découverte dont nous voulons parler, celle qui portera le dernier coup aux petites gloires du chevalet : la peinture industrielle. 

Gallizio produit la peinture au mètre.

Pas la reproduction de la Joconde étirée sur cinquante mètres de papier peint. Non. La peinture au mètre est originale, sa reproduction est interdite, son procédé breveté. 

Son prix de revient défie toute concurrence. Son prix de vente aussi : Gallizio est honnête.

Sa vente s’effectue de préférence en plein air. Les petites boutiques ou les grands magasins peuvent également convenir : Gallizio n‘aime pas les galeries. 

Il est difficile d’embrasser en une seule fois tous les avantages de cette étonnante invention. Pêle-mêle : plus de problèmes de format, la toile est coupée sous les yeux de l’acheteur satisfait ; plus de mauvaises périodes, l’inspiration de la peinture industrielle, due au savant mélange du hasard et de la mécanique, ne fait jamais défaut ; plus de thèmes métaphysiques, que la peinture industrielle ne supporte pas ; plus de reproductions douteuses des chefs-d’oeuvres éternels ; plus de vernissages.

Et naturellement, bientôt, plus de peintres, même en Italie. 

On peut évidemment rire, classer cette phase de l’art parmi les plaisanteries inoffensives, ou de mauvais ton ; s’indigner au  nom de quelques valeurs éternelles. On peut feindre de croire que la peinture de chevalet, qui ne va pourtant pas si bien, ne s’en portera pas plus mal.

La domination progressive de la nature est l’histoire de la disparition de certains problèmes, ramenés de la pratique « artistique » - occasionnelle, unique – à la diffusion massive dans le domaine public, tendant même finalement à la perte de toute valeur économique.

Devant un tel processus, la réaction essaie toujours de redonner du prix aux anciens problèmes : le vrai buffet Henri II, le faux buffet Henri II, la fausse toile qui n’est pas signée, l’édition excessivement numérotée d’un quelconque Salvador Dali, le cousu-main dans tous les domaines. La création, révolutionnaire, essaie dde définir et de répandre les nouveaux problèmes, les nouvelles constructions qui, seules, peuvent avoir du prix.

L’industrialisation de la peinture, face aux pitreries rentables qui recommencent en permanence depuis vingt ans, apparaît donc comme un progrès technique qui devrait intervenir sans plus tarder. C’est la grandeur de Gallizio d’avoir hardiment poussé ses inlassables recherches jusqu’à ce point où il ne reste plus rien de l’ancien monde pictural.

Chacun voit que les précédentes démarches de dépassement et de destruction de l’objet pictural, qu’il s’agisse d’une abstraction poussée à ses limites extrêmes (dans la ligne ouverte par Malevitch) ou d’une peinture délibérément soumise à des préoccupations extra-plastiques (par exemple l’oeuvre de Magritte), n’avait pu, depuis plusieurs décennies, sortir du stade de la répétition d’une négation artistique, dans le cadre imposé par les moyens picturaux eux-mêmes : une négation « de l’intérieur ».

Le problème ainsi posé ne pouvait qu’entraîner à l’infini la redite des mêmes données, dans lesquelles les éléments d’une solution n’étaient pas inclus. Cependant, de tous côtés, le changement du monde se poursuit sous nos yeux.

Au stade où nous parvenons maintenant, qui est celui de l’expérimentation de nouvelles constructions collectives, de nouvelles synthèses, il n’est plus temps de combattre les valeurs du vieux monde par un refus néo-dadaïste. Il convient – que ces valeurs soient idéologiques, plastiques ou mêmes financières – de déchaîner partout l’inflation. Gallizio est au premier rang.

Michèle Bernstein 

(Torino 1958)

 

1 Lefebvre Thierry. Pinot Gallizio, pharmacien et situationniste. In: Revue d'histoire de la pharmacie, 92ᵉ année, n°343, 2004. pp.458-461. 

2 Mirella Bandini, L’Esthétique, la politique de Cobra à l’Internationale Situationniste (1948-1957), Marseille-Arles, 1998.

3 Michelle Bernstein & Asger Jorn. Pinot-Gallizio. Bibliothèque d’Alexandrie [1/2], Paris, 1960. Grand in-8, [32] pages incluant la couverture muette, noire au recto rouge au verso.

 

 
Vu à 
Gallerie René Drouin (Paris)
Stedelijk Museum, Amsterdam
 
Association Archivio Gallizio