Christophe Berdaguer (né en 1968) et Marie Péjus (née en 1969) taillent dans l'étoffe des espaces sensibles et mentaux. Leurs architectures – quelquefois réelles, souvent hypothétiques – explorent les modalités physiques et psychiques de construction et de perception de l'espace, jouant d'entremêlements entre intérieur et extérieur. Certaines se constituent ainsi à partir des affects, de la psyché, de l'intériorité de ceux à qui elles sont destinées : l'espace construit jaillit alors du sujet comme une projection de ses propres constructions mentales. D'autres, pénétrables et pénétrantes tout à la fois, intègrent diverses substances chimiques influençant le corps et l'esprit. Celles-ci ne sont pas projetées depuis les sujets, mais vers eux, à l'intérieur d'eux, les tenant sous leur emprise.
Prouesse technique réalisée en 2009 au Centre International de Recherche sur le Verre et les Arts plastiques de Marseille, Jardin d'Addiction extériorise le monde intérieur en transposant à l'échelle sculpturale le réseau tortueux et fragile de nos connexions neuronales. Aux extrémités de ces indémêlables lianes serpentines, s'épanouissent des ampoules de verre dardant des pistils de métal fuselés. Ces floraisons étranges et reptiliennes ne sont pas celles d'un paradis perdu et regretté – elles fleurissent les jardins hybrides et encore ignorés de paradis artificiels. Sous la forme de l'odeur de diverses substances addictives – café, tabac, vin, whisky, cannabis, champignons, opium, cocaïne et héroïne1 –, leurs corolles pharmaceutiques contiennent des tentations nouvelles et la promesse de nouveaux édens.
Si dans la nature les fleurs sécrètent leurs atours parfumés pour attirer les insectes pollinisateurs, ces fleurs synaptiques, dans lesquelles les parfums se substituent aux neurotransmetteurs, les emploient pour figurer l'irrésistible attrait de ces substances délétères. Bien qu'encapsulées de la sorte les odeurs demeurent inaccessibles aux sens – interdit vers lequel tend notre désir – la métaphore est juste à plus d'un titre2. Baudelaire ne comptait-il pas les parfums parmi les drogues propres à créer l'idéal artificiel ? Comme ces « excitants qui accélèrent le pouls de l'imagination3 », le parfum ouvre des mondes possibles, creuse des espaces intérieurs inusités, des ailleurs au fond de nos cerveaux. Or Berdaguer & Péjus cultivent ce goût de la dérobade, des recoins où se dissimuler, fuir ou se perdre, le goût aussi des choses invisibles venues du lointain des êtres ou de l'espace-temps.
À l'instar de certaines drogues qui permettraient de voir en soi, les formes transparentes de l'œuvre laissent au regard le soin de scruter l'intérieur du corps et d'interroger les mécanismes de l'emprise. Face à l'œuvre nous pouvons presque voir s'allumer dans nos têtes ce même réseau labyrinthique que nous observons, au risque de nous perdre dans ses circonvolutions. Réside ainsi dans ce Jardin d'Addiction, le double mouvement qui caractérise une vaste partie du travail de ce duo de plasticiens cérébraux que sont Christophe Berdaguer et Marie Péjus : donner une semblance à ce qui se cache au dedans des êtres et pénétrer en eux pour y créer d'autres espaces, d'autres impulsions et d'autres formes.
© Clara Muller, 2019
1Les parfums furent composés par les parfumeurs Christophe Laudamiel et Christoph Hornetz, « Les Christophs ».
2La version de l'œuvre installée de manière permanente au Musée International de la Parfumerie à Grasse s'accompagne toutefois d'un « orgue » permettant de sentir les différents parfums.
3Charles Baudelaire, Lettre à Richard Wagner, 17 février 1860.
Vu à
- Musée International de la Parfumerie (MIP), Grasse – 2010
- Abbaye de Silvacane, La-Roque-d'Anthéron – 2011
- Musée du Quai Branly – Jacques Chirac, Paris – 2012
- Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (MuCEM), Marseille – 2013
- Musée de Design et d'Arts Appliqués Contemporains (Mudac), Lausanne – 2018
- La Cité du Vin, Bordeaux – 2019 (maquette)