Intranquillity

Tatiana Trouvé
  • Intranquillity, Tatiana Trouvé© photo : Florian Kleinefenn © Adagp, Paris, 2022
  • (c)Centre Pompidou,MNAM CCI_Bertrand Prevost
  • (c)Centre Pompidou,MNAM CCI_Bertrand Prevost

Photographie 1 - Sans titre, de la série Intranquillity, 2017. Crayons de couleur et papier collé sur papier marouflé sur toile 125 × 200 × 3,5 cm. Collection Takeo Obayashi. © photo : Florian Kleinefenn © Adagp, Paris, 2022. Photographies 2 et 3 - Vues de l'exposition Le grand atlas de la désorientation, accrochage de dessins de la série Intranquillity. (c)Centre Pompidou,MNAM CCI_Bertrand Prevost.

 

Dans l’exposition que lui consacre le Centre Georges Pompidou, sous le commissariat bienveillant de Jean-Pierre Criqui, Tatiana Trouvé met pleinement en relief sa démarche plastique, faite de flux et de passages entre mondes intérieurs et extérieurs. L’artiste ne craint pas l’immersion et ne s’y perd pas, au contraire. Elle a une façon très particulière de créer des repères, tisser les fils de sa pensée, les associer au faire et aboutir à l’assomption d’une forme qui va incarner dans l’immédiateté son œuvre.

Tatiana Trouvé est d’une génération d’artistes, celle des années 90, où le pouvoir de la notion de frontière, dans toutes ses dimensions, semblait devoir s’atténuer. De nouvelles perspectives s’ouvraient pour la représentation, la conception de l’identité se diversifiait. Un texte de Cyril Jarton publié dans la revue en ligne Synesthésie en 1997 est le premier à exposer sa démarche, son introspection, son nomadisme, ses stratégies d’individualité.1 Au fur et à mesure, en 25 ans, Tatiana Trouvé a déployé ses procédés propres pour aborder des états qui lui importent. Elle a su rendre sublimes des espaces délaissés, rendre palpable la complexité d’un matériau : le temps, dont on ne saisit habituellement que des bribes, rendre manifeste la façon dont son travail d’artiste s’articule intimement avec sa vie. Ce grand souffle d’air frais et grave, nous émerveille, nous désoriente parfois, nous happe. Tatiana Trouvé plonge profondément dans des questions psychiques essentielles. Comment, avec le temps, la mémoire, l’espace, matérialiser des moments d’intensité sans recourir à des solutions toutes faites, sans chercher à surplomber, mais au contraire en incitant à dériver au gré des états de conscience ?

Alors qu’on a beaucoup identifié Tatiana Trouvé à ses œuvres miniatures, les Maquettes ou les Polders, l’exposition Le grand atlas de la désorientation permet de faire le point sur ses travaux graphiques. L’ouvrage publié à cette occasion reprend d’ailleurs 365 de ses dessins datant de 1992 à nos jours. L’activité de dessin a toujours été un moment très important de sa démarche. Le dessin lui sert à la fois de repère et d’esquisse, il est aussi l’élément de sa pratique qui fait le mieux affleurer une notion qui habite son œuvre, celle de lisière, là où le commun s’installe. 

Cette démarche artistique s’attache à représenter des flux, des souffles, de l’immatériel, et à les conjuguer avec des objets désaliénés de leur usage. C’est sur ce monde hors langage que Tatiana Trouvé s’est donné pour tâche de faire lumière. 

 

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Pour Transverse, dans un entretien téléphonique repris ici, j’ai demandé à Tatiana Trouvé de me parler plus particulièrement de la série de dessin Intranquillity

 

AMM - Retour sur les origines. Dès les années 80 tu pratiques en même temps deux dimensions du dessin. Parfois tu pratiques le dessin d’esquisse, pour concevoir sculptures, d’installations. D’autre fois tu produis des dessins plus autonomes, grâce à ce medium qui est le plus adapté pour fixer ce que tu ne vois pas à l’oeil nu et entrer dans la vie rien que par l’épaisseur de traits et de couches sur une feuille de papier.

TT - « Le dessin me permet de me maintenir dans l’avenir, dans le champ des possibles, dans un va-et-vient avec l’installation. Ainsi, en 1992, pendant un an alors que je n’avais plus de logement j’ai fait toute une série de dessins des lieux dans lesquels je dormais à droite et à gauche. J’ai dessiné et peint tous les jours la première chose que je voyais en me réveillant. 

Ensuite, il y a eu le premier lieu de travail dans lequel je vivais, aussi. Cette unique pièce, je la dessinais toujours selon deux points de vue : du point de vue de l’atelier et de celui de la chambre, puisque ces deux lieux prenaient place au même endroit.

À l’époque, je réalisais des aquarelles. Elles étaient autonomes mais se développaient en regard de ma vie, qu’elles accompagnaient. Je ne disposais pas vraiment des moyens d’avoir un espace de travail confortable. D’autre part, je réalisais des dessins plus songeurs qui rêvaient de sculptures et d’installations. Les dessins de la série Intranquillity sont devenus la synthèse de tout cela. Les espaces s’y entremêlent, à la fois ceux des ateliers, des habitations, des paysages et d’autres lieux qui tous sont réunis dans une même dimension.

Les dessins de la série Intranquillity sont réalisés au crayon sur papier, puis au moyen de collages de papiers différents. Ils sont devenus une sorte de condensation, de cristallisation de tout le travail précédent, qui était divisé en deux. Il y avait, d’une part, le dessin comme lieux et d’autre part les dessins comme esquisses d’un projet de sculpture ou d’installation. Cette frontière n’existe plus dans Intranquillity. Les dessins sont à la fois des sculptures, des lieux d’habitation, des installations… mais finalement rien de tout cela puisque les frontières ne sont plus marquées et que tout interfère. 

Avec eux, ce n’est plus très important de faire la différence entre le projet de sculpture ou le paysage, entre ce qui existe et ce qui n’existe pas, c’est une seule et même dimension qui est flottante, qui est à la lisière de tous ces mondes. »

 

C’est tout à fait ce qu’on ressent on peut penser qu’il y a une sorte de construction et aussi un flottement, une désorientation, c’est le mot employé. Tu dis questionner la frontière entre réalité et souvenir.

« Je pars d’une feuille blanche utilisée comme un espace avec l’intention que l’œuvre s’y invite, vienne y habiter. Je m’intéresse à la manière dont les choses, les êtres, les objets peuvent habiter ensemble et j’utilise des lignes de cuivre pour les relier. Ces lignes parcourent l’espace en marquant des cheminements différents, des points de fuite également. 

Pour percevoir, on peut mobiliser à la fois la concentration et la désorientation. Le fait de se perdre, d’être désorienté, nous rend tout de suite plus attentifs aux éléments qui nous entourent et qui se révèlent différents. Les objets sur les dessins, leurs liaisons et les cheminements qui vont se détacher favorisent la désorientation du regardeur qui se concentre sur la surface dessinée. »

 

D’où le titre Intranquillity qui vient du Livre de l’Intranquillité, de Fernando Pessoa, autobiographie sans événement particulier d’un certain Bernardo Soares.

« L’intranquillité est un néologisme inventé par Fernando Pessoa. Ce terme ne répond pas à une opposition entre tranquillité et inquiétude, il donne l’idée d’un basculement, d’un mouvement infime pour construire un état instable, l’intranquillité. Ce qui est beau, c’est qu’on ne sait pas dire quelle est la part de tranquillité dans l’intranquillité. Ce n’est pas une tranquillité statique ou inerte où toutes les choses seraient apaisées. C’est une tranquillité en mouvement où les choses ne sont pas posées pour toujours. » 

 

En effet il y a un ordre, un équilibre, une sorte d’harmonie mais on n’est pas au repos. Où est-on ? Dans une étrangeté d’espaces sans confort, singuliers, difficiles à identifier, à définir. Les indications topographiques sont précises mais minimales, on n’a pas tous les éléments permettant de caractériser l’endroit, on reste dans une incertitude. Est-on dans un studio d’artiste, une scène de théâtre, ou dans la neutralité d’un espace mental ? On y retrouve des catégories d’objets usuels. Leur inventaire ne mène pas à grand-chose : étoffes, ordinateurs, tréteaux, pots de peinture, canapé, mappemonde, rideaux, portants, objets que tu peux utiliser autant dans ton studio que dans la vie courante. 

« Si l’on prend un objet considéré comme anecdotique et qu’on le place dans une autre situation, il accède à une autre dimension. Dans ces dessins, tout est situé. Leur étrangeté vient, je crois, du fait que chaque chose déplacée retrouve pourtant sa place là où elle doit être. Ainsi, même si les choses sont très différentes, elles arrivent à cohabiter dans une certaine harmonie comme si elles trouvaient leur lieu et leur façon d’être les plus adéquats. » 

 

A propos d’étrangeté, dans les rideaux peut-on voir un élément de souplesse ou bien la possibilité de cacher ? 

Le rideau délimite l’espace d’une manière qui n’est pas définitive. Il édifie une barrière dont la première qualité est la souplesse. On peut même voir à travers, parfois, à contre-jour, un lieu en partie dissimulé. Le rideau, en filtrant la lumière, nous permet de percevoir ce dont il nous sépare. Souvent transparents, les rideaux ne servent donc pas à cacher, mais à altérer la vision. Ils fonctionnent en cela comme une sorte de lentille déformante qui peut être intégrée au dessin. 

 

Comment s’est fait le passage d’Intranquillity aux Dessouvenus. Est-ce que les séries se chevauchent ?

Les séries sont nées à quelques années d’écart. Je les développe aujourd’hui simultanément bien que chacune d’entre elles soit assez différente. Dans Intranquillity, j’ai déjà une intuition et ce n’est pas le hasard qui me guide. Dans Les Dessouvenus, le hasard est plus grand car je me laisse guider par des taches produites par de la javel que j’ai projetée sur du papier. À partir de ces taches, je m’inscris dans des événements qui sont déjà présents et que je n’ai pas vraiment contrôlés. Je peux construire un univers qui se rattache à eux. Le dessin se mêle aux taches, dans des échos et des reflets et on ne sait plus si c’est le reflet des taches ou la tache elle-même qui est dessinée. 

 

Anne-Marie Morice

 

Vu à

Tatiana Trouvé

Le grand atlas de la désorientation

8 juin - 22 août 2022

Centre George Pompidou (France)

 

 

1 Voir dans la remise en ligne d’un choix de contenus de Synesthésie, la première revue d’art francophone sur l’internet, créée en 1995. http://synesthesie.xyz/tatiana-trouve-lexique