Identity Stretch

Dennis Openheim
  • Dennis Oppenheim, Identity Stretch, des mondes dessinés | fracpicardie hauts-de-france

Identity Stretch (Identité étirée), 1970/1975. Photographie couleur, carte en photographie noir et blanc, sérigraphie et pastel gras, texte, 152,2 x 102,1 cm. Oeuvre acquise par le Frac Picardie Hauts-de-France en 1998.

 

Cet ensemble est la documentation d’une action réalisée par Dennis Oppenheim en 1970, dans une friche industrielle près de New York. Sur un morceau de papier violacé, un texte dactylographié à caractère scientifique donne le titre de l’oeuvre et décrit l’action. « Goudron chaud pulvérisé. 100 m x 1000 m, ArtPark, Lewiston, New York. Impression de gauche, pouce droit, Erik Oppenheim, impression de droite, pouce droit, Dennis Oppenheim. Procédure préliminaire : empreintes de pouce faites sur un matériau élastique, étirées au maximum, puis photographiées. Vue aérienne du site de Lewiston pour installer la grille de proportion en utilisant du blanc de maçon pour tracer les lignes, engin pulvérisateur travaillant à l’intérieur de la grille, en suivant les courbes faites à partir des crêtes papillaires des empreintes de pouces allongées et se chevauchant partiellement ». Ce texte figure sous un tirage couleur montrant en vue plongeante latérale une vaste étendue de terre sur laquelle d’épaisses lignes noires forment un diagramme géant. Des lignes courbes, des stries s’entrecroisent. Sous la photographie et le texte, en noir et blanc, un fragment de carte topographique, à côté un gros plan de l’intersection des deux empreintes rehaussé au pastel bleu. 

Cet « étirement d’identité » dans tous les sens du terme est la dernière des œuvres de la période Earthworks ou/et Earth Art d’Oppenheim, autre façon de désigner leLand Art. Littéralement le mot Earthworks signifie aussi bien le travail de la terre que les travaux sur la terre, travaux de terrassement et d’aménagement du sol notamment. Ce travail de la terre est ici à prendre dans le second sens. L’emploi du goudron résonne avec ce site industriel, sorte de no man’s land dans lequel il s’impose par sa texture épaisse, la netteté de ses lignes et sa résistance au temps. L’oeuvre est restée visible plusieurs années. 

Si l’oeuvre Identity Stretch est particulièrement riche c’est parce qu’elle condense beaucoup de traits qui marquent la démarche d’Oppenheim, un artiste qui, dans les tumultueuses années 60-70, s’est trouvé à la croisée de chemins artistiques fertiles qu’il a contribué à défricher mais dans lesquels il ne s’est jamais enfermé. On l’a ainsi placé dans la catégorie des Assemblages, mouvement caractérisant des pratiques photographiques composites : l’oeuvre combine en effet différents mediums, l’empreinte, la photographie, le dessin, le plan, le schéma, le graphisme, le texte sans parler de l’action performative.

Germano Celant à propos d’Identity Strech écrivait « Oppenheim soulignait une circularité absolue et totale de modèles de comportement artistique qui, pour continuer d'exister, devaient être de plus en plus séparés des questions d’identité et d’origine, s'attachant à la transmission de l'existence et de l'action par tous types de médias. »1

On retrouve en conséquence Oppenheim au chapitre de la Documentation (ouArt Data »). Dans la règle de l’Art Conceptuel en effet, des ensembles de pièces documentant l’oeuvre font eux-mêmes oeuvres. Mais contrairement à l’idée reçue ces éléments ne sont pas de simples documents. Ils font partie de l’oeuvre dès le départ, et ont été conçus pour en présenter le rébus, à reconstituer par un effort cognitif nécessaire pour retracertout leprocessus, si on veut bien combiner science, raison et émotions. Ces éléments s’unissent pour situer avec précision les différents moments et espaces de la vie de l’oeuvre. Informé, renseigné, le spectateur devient observateur et interprète de données.

Au final l’oeuvre originelle a disparu donnant naissance à de nouvelles versions issues de sa documentation. Nous disposons du témoignage du critique d’art américain G. Roger Densonqui, étudiant en art en 1976 et ayant vu l’installation. Il raconte:

« I’d be drawn to Artpark, an old industrial spoils dump site in nearby Lewiston that had just been converted into a theme park for the arts. (...) As soon as I could scrape up the bus fare, I descended on the park, a fortunate approach considering that Dennis had engineered the work to be seen for maximum viewing impact from atop the Niagara Escarpment, part of the mighty gorge from which tumbles Niagara Falls a few miles away. Looking down from the escarpment, I saw what was being called Identity Stretchs prawled majestically across several acres of the spoils field. The signage was unmistakable—two giant fingerprints superimposed in black against the green and brown plateau floor. »2

On retrouve également l’accointance de Dennis Oppenheim avec le Body Art dans cette œuvre. « Pour Oppenheim, le corps est une coquille, pas une apparence ni une statue.3 » Le concept par lui-même, de mesurer le monde à son échelle et d’étirer des marqueurs corporels d’identité jusqu’à en faire des signes abstraits, géants, s’imprimant dans la glaise, est un acte artistique qui tient de l’incorporation et de la désignation. A propos de la thématique de l’index dans l’art conceptuel, Rosalind Krauss note qu’elle correspond à l’installation d’une présence.L’index renvoie à l’indexation, indexer signifie lier quelque chose qui fluctue à un élément de référence, ici l’index de l’enfant s’agrège à celui du père. Cet objet d’art polysémique évoque également la notion de transmission, chère à Oppenheim, qui en a fait une question de transfert en utilisant toutes les connotations du terme (cf la série des vidéosTransfer Drawing avec son fils Erik et sa fille Chandra). L’apposition des empreintes sur la terre traduit aussi la relation fusionnelle qui existe entre l’homme et la planète, sans édulcorer le caractère prédateur d’un tel attachement. 

Joelle Pijaudier a choisi cette œuvre pour figurer dans le parcours qu’elle présente à Amiens : Promenades & Souvenirs, un choix d’œuvres à ses yeux essentielles de la collection du FRAC Picardie Hauts-de-France. Elle montre ainsi judicieusement que le dessin est un mode de représentation protéiforme, grâce à la multiplicité de solutions graphiques dont il dispose. « Cette pièce montre que le dessin permet les notations, les marquages et les relevés, qu’il est le moyen privilégié de tracer des signes. Elle représente aussi le moment historique où les artistes sont sortis des ateliers pour travailler dans des grands espaces. Dennis Oppenheim, que j’ai rencontré à PS1 et exposé au LaM Villeneuve d’Ascq, montrait une curiosité insatiable pour les matériaux industriels. Il aimait le rapport de l’homme au Cosmos. Cette œuvre a une dimension métaphysique, celle d’une humanité qui cherche à se mesurer à l’espace et à se rendre pleinement visible de façon éphémère. Il était très soucieux de laisser son empreinte, il travaillait beaucoup sur la généalogie, faisant intervenir ses enfants et se mettant lui-même en jeu. Ce n’était pas tant la nature, et l’écologie, qui l’intéressaient, il était dans une démarche conceptuelle, qui incluait les aspects sociauxet politiques del’art et de la vie. » dit-elle.

 

Anne-Marie Morice

1 Germano Celant, The American Tornado Art in power 1949 – 2008, Skira 2008 

3 Germano Celant, ibid

4 Rosalind Krauss, « Notes sur l’Index:Première partie »,L'Originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, trad. J.-P. Criqui, Paris, Macula, 1993

 

Vu à 

Exposition Des mondes dessinés

Fracpicardie hauts-de-France

Exposition Histoires de dessins, Promenades & souvenirs

11/12/2018 – 09/03/2019

 

www.frac-picardie.org