Flowers (série)

Owanto
  • ©Owanto, Flowers
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Owanto, Flowers VII, Lady bird (détail) Impression UV sur aluminium, fleur en porcelaine froide 200 x 288 cm (2018). Owanto, Flowers II (La Jeune fille à la Fleur) (impression UV sur aluminium, fleur en porcelaine froide, 2019) © Owanto, 2019. Courtesy of Owanto Studio

 

 

Dans le cadre de l'opération Africa2020, orchestrée par le ministère des Affaires étrangères, Farah Clémentine Dramani-Issifou et Anne Yanover les deux commissaires de l'exposition Un.e air.e de famille ont réussi à établir un dialogue fertile entre mémoires, histoires, cultures qui permet d'apprécier la façon dont les artistes en confrontant leur imaginaire aux valeurs d'équité et de liberté peuvent en arriver à l'engagement politique. Ainsi cette exposition parvient à croiser avec le plus grand intérêt les thématiques de l'art, la poésie, du progrès social avec les luttes pour l'émancipation des femmes et des peuples colonisés.

 

Dans le Musée de Saint-Denis, détenteur du fonds Paul Eluard, des lettres, des photographies, des documents extraits des 40 000 pièces d'archives, ou empruntés, retracent sans ambiguité la naissance des prises de position critiques des avant gardes artistiques des années 20-30 par rapport à la colonialité française. Grâce à un choix judicieux des commissaires, on voit éclore et se structurer en quelques années le passage d'une fascination empreinte d'exotisme et de fétichisme pour l'art primitif vers le militantisme et le combat pour la dignité de chaque homme (femme comprise). Episode édifiant pour mieux comprendre la teneur politique de l'esthétique avant-gardiste au début du XXe siècle.

 

Au départ, Paul Eluard pense que l'art occidental peut se renouveler grâce aux « Arts Sauvages » d'Afrique et d'Océanie. Cette inclination se double d'un intérêt économique pour les « bois nègres ». Il demande à Gala de vendre les siens en 1924 pour payer son retour en France après un tour du monde rapide et qu'il a qualifié d' « idiot ».

 

A la même époque son ami Jacques Viot part en Océanie acheter des sculptures primitives pour le galeriste Pierre Loeb. Petit à petit son regard devient désenchanté, face à la cécité méprisante des colons devant la culture indigène mais aussi face à sa propre impossibilité de réifier cette culture qui restera toujours pour lui hors d'atteinte.1 D'autres artistes se retrouvent plus facilement dans ce qu'ils apparentent à leurs rêves d'un ailleurs tout en leur permettant des spéculations fructueuses. Viot émet l'hypothèse que les Océaniens auraient besoin de magie pour se projeter dans l'idéal, alors que les Européens rêveraient plutôt de révolution. Son voyage renforce son désir d'un progrès social tout en harmonie2 mais qu'il estime inaccessible.

 

Eluard, Aragon, Breton3 et la plupart des Surréalistes en viennent à estimer que cet idéal est accessible par le militantisme politique. Ils s'engagent aux côtés du Parti Communiste pour dynamiter l'Exposition coloniale de 1931en la dénonçant dans la contre-exposition anti-impérialiste : La Vérité sur les Colonies organisée par l'Humanité. Les artistes éditent des tracts (Ne visitez pas l’exposition coloniale). Aragon, Eluard, Tanguy et Thirion conçoivent une salle où sont exposés des « fétiches européens » alors qu'occupe le mur cette citation de Karl Marx : « « Un peuple qui opprime les autres ne saurait être libre ».

 

Cependant en terme d'invisibilisation et de stigmatisation, la femme autrefois esclave ou colonisée est doublement infériorisée à cette époque, on sait qu'elle l'est toujours à l'époque actuelle. Parce que femme et parce que « racisée », catégorisée par une construction culturelle qui l'exclut socialement. Aussi l'invitation faite par les commissaires de l'exposition à treize artistes femmes pour esquisser des chemins de relecture de l'histoire n'en est que plus intéressante. Leurs regards et propositions artistiques subvertissent les valeurs établies dans le passé, qui ont créé des images dominantes. Elles trouvent par leur propre chemin artistique des modes pour déconstruire les processus complexes de domination. Problématiques proches de celles que la mondialisation contemporaine fait résonner un peu partout dans le monde.

 

A l'occasion d'un atelier organisé par le Musée, j'ai proposé à l'éminente Françoise Vergès, politologue et militante féministe, de choisir une œuvre parmi celles présentées dans l'exposition et de la commenter pour nous. Elle a choisi la série Flowers de l'artiste franco gabonaise Owanto qui intervient sur des photographies d'archives faites pendant des cérémonies liées à l'excision en apposant une fleur réalisée en porcelaine froide. Dans le catalogue, Owanto explique que son intention a été d' « y fixer cette fleur qui attire le regard et rend la photographie regardable. La beauté est également une stratégie ; la fleur, un acte de résistance »4.

 

Anne-Marie Morice

 

 

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« Ces images croisent plusieurs aspects de l'infériorisation de la femme, qu'il s'agisse de la période colonial ou de cultures dites traditionnelles. Les images originales et coloniales font peser sur les femmes une double peine : non seulement elles sont mutilées mais l’image de leur sexe mutilé est prise, certainement par un homme blanc. C’est une exhibition sans consentement du sexe ouvert et mutilé d’une très jeune fille.

 

L’excision n’est pas liée à l’Islam comme le proclame une opinion répandue, et elle existe dans d’autres pays que les pays africains. C’est un rituel où la domination sur le sexe féminin est mise en scène. La religion est instrumentalisée par le patriarcat (dont des femmes sont complices), ce qui est le cas dans toutes les religions. On trouve toujours des raisons aux structures de domination, on invente une tradition, on lui fait dire ce qu'on veut. On retrouve cela dans le christianisme qui dit que la femme doit enfanter dans la douleur, qu’il est interdit d’interrompre les grossesses, que les femmes, en quelque sorte, n’ont droit à aucune autonomie.

 

Les œuvres d'Owanto questionnent la représentation raciale sexiste dans la photographie coloniale. Les corps des femmes colonisées ont été énormément photographiés soit entièrement nus, soit la poitrine nue. Leur accord n’était jamais demandé et leurs images circulaient à travers les empires coloniaux dans des revues ou sous forme de cartes postales.

 

Dès que la photographie est inventée, elle devient un très gros moyen de propagande coloniale. Elle entraîne une fascination pour l’image et crée l’idée que cette image reflète la réalité, sans que soient posées les questions suivantes : qui photographie ? Dans quelles contions ? Elle a apporté une vision du monde, à des peuples qui ne voyageaient pas tellement à l’époque, sous la forme d’images qui ont contribué à créer une représentation de ce que c’est que le monde vu de l’Europe même sans avoir besoin d’y aller.

 

Les photos des femmes racisées, souvent de très jeunes filles, sinon de fillettes, du continent africain (nord et sub-saharien) du Pacifique, ou des Amériques étaient offertes en pâture, et leur sexe au regard. Photographiés le plus souvent nus ou la poitrine dénudée, les corps des femmes noires et racisées non seulement satisfaisaient un goût pour l’exotisme, mais aussi satisfaisaient le désir masculin blanc de voir des corps de femmes nus à une période où le corps de la femme blanche était caché soumis aux les normes de la pruderie et de la modestie dominantes en Europe. Il est évident que les femmes n’ont pas donné leur accord pour être photographiées, elles étaient objectifiées, particulièrement les femmes noires qui servaient ainsi de contraste à la femme blanche. En Europe, le patriarcat bourgeois fait de la femme bourgeoise habillée de manière très modeste, très couverte l’idéal féminin ; la femme du peuple est représentée comme facile, disponible, vulgaire ; les femmes colonisées sont racialisées, sexualisées, objectifiées justifiant à la fois leur viol par les hommes blancs et leur exploitation.

Énormément de revues sont alors en kiosque sur les « types » raciaux dans le monde, montrant des corps nus (de femmes et d’hommes), consolidant la hiérarchie raciale, et figeant un idéal de beauté, la beauté blanche bourgeoise.

 

En France, même s’iels ne sont pas allés à l’Exposition coloniale de 1931, les français.es se font, à travers photos et films coloniaux, une idée globale, de ce qu’est l’Afrique et le reste du monde. Ces images consolident des clichés enfermant des peuples extrêmement divers, des continents entiers, dans une seule image, celle d’une civilisation occidentale supérieure face à des peuples attardés, à civiliser. Ces photographies ont homogénéisé des mondes extrêmement divers et complexes. Ici, on voit une petite fille africaine sans savoir si elle est de Somalie ou du Sénégal.

 

Récemment je relisais des descriptions faites par des Français de la fin du XIXe lors d’expéditions coloniales. Elles sont d’une violence extrême envers les femmes noires, souvent encore plus violentes que celles utilisées à propos des hommes noirs. Ces descriptions reviennent constamment dans ces récits, les femmes noires sont immédiatement décrites comme laides, les plus laides du monde, mais ce sont surtout les femmes âgées qui sont décrites comme particulièrement horribles et repoussantes. Les corps des jeunes filles noires nubiles sont offerts au regard concupiscent des hommes blancs, et les femmes âgées noires seraient monstrueuses, alors que la grand-mère blanche devient image de la bonté et de la sagesse.

 

Owanto reconstruit une représentation des corps noirs féminins en proposant une autre narration qui transcende la violence de l’image originale. Le fait de faire jaillir entre les jambes de cette toute petite jeune fille noire aux jambes écartées dans une position brutale et indigne, une immense fleur blanche, qui à la fois masque l’acte de mutilation et projette quelque chose de beau, de prometteur transcendant l’image de départ, pas seulement de la mutilation sexuelle mais aussi de la mutilation symbolique du corps transformé en objet privé de toute dignité.

 

La fleur est disproportionnée par rapport au corps de la petite fille, c’est presque la fleur qui la tient, plutôt qu’elle qui tiendrait la fleur, un lien se crée entre le corps et la fleur, cette petite fille fait éclore la fleur et la fleur fait éclore une nouvelle femme.

 

Sur une autre photographie, des femmes portent des fleurs semblables mais de couleur rouge vif, au bout de tiges en bois qui ressemblent à des armes. Cette image renvoie à la fois à la violence sur le corps des femmes et à l’autodéfense, mais elle promet autre chose que la violence pour la violence : les femmes doivent exercer une violence pour se protéger mais en la dépassant. Leur geste fait entrevoir une possibilité : ne pas opérer un simple renversement de la violence, ce qui la perpétuerait mais rendre visible leur puissance d’agir. La petite fille et ces femmes, se transforment et transforment le monde dans lequel elles évoluent.

 

La fleur est traditionnellement un symbole de naissance mais l’échelle qu’Owanto donne à ses fleurs fait émerger des idées neuves. La fleur permet de ne pas en rester à la brutalité à laquelle nous aurions été confrontées sans aucun recours. Owanto offre une possibilité de réparation, quelque chose au-delà de ce qui est évoqué est possible, peut éclore. A chaque fois nous sommes mises en rapport avec l’éclosion, la promesse d’avenir, il y a une promesse de renouvellement. Alors que montrer la blessure en elle-même aurait été une clôture, une fermeture de tout avenir.

 

Ce n’est pas facile de partir de documents coloniaux/raciaux et de déplacer le regard, vers une autre perspective que celle qui était visée au départ. Owanto opère une réelle œuvre d’imagination et de création pour transcender ces difficultés. Elle redonne à ces femmes leur dignité tout en suscitant chez le spectateur une prise de conscience. »

 

Françoise Vergès

 

 

 

Vu à

Exposition Un.e air.e de famille

Du 25 juin au 8 novembre 2021

Musée d'art et d'histoire Paul Eluard

Saint-Denis (France)

 

Dans le cadre de la Saison Africa2020 (Institut français)

1 Paris-Nouvelle-Guinée : 1925-1935. Jacques Viot, les Maro de Tobati et la peinture moderne [article] par Philippe Peltier, Gradhiva : revue d'histoire et d'archives de l'anthropologie, 1990, pp. 38-65

2Lire à ce propos l'ouvrage très documenté de Sophie Leclercq, La Rançon du colonialisme. Les surréalistes face aux mythes de la France coloniale (1919-1962), Dijon, Les Presses du réel, coll. « Œuvres en sociétés », 2010

3Ainsi que Benjamin Perret, Georges Sadoul, Pierre Unik, André Thirion, René Crevel, René Char, Maxime Alexandre, Yves Tanguy, Georges Malkine

4Catalogue Un.e Air.e de famille sous la direction d’Anne Yanover, Conception graphique : les soeurs Chevalme, éditions Illustria, 2021