Dessin n°1

Bertrand Lavier
  • Lettre à Jacques Solillou de Bertrand Lavier, 1974

Extrait d'une lettre de Bertrand Lavier à Jacques Soulillou. Maquette commentée du futur Dessin n°1 appelé à ce stade « très beau dessin théorique ! ». Juillet 1974.


Il existe plusieurs versions du Dessin n°1, mais elles ont toutes en partage une même forme qui consiste en une superposition de deux rangées de traits verticaux. Qu’il y ait 3, 5 ou 10 traits importe peu. Nous sommes en présence d’une œuvre conceptuelle dont l’extériorisation matérielle semble à ce point secondaire dans sa définition qu’elle donne l’impression de pouvoir rester à l’état de pure idée. Mais avant de revenir sur ce point avançons dans la description de ce dessin car les traits du haut et du bas ne sont pas de même nature quant à la manière dont ils ont été produits.  


La première chose à remarquer c’est que ce dessin n’a de sens que s’il y a deux traits au minimum, en haut et en bas, donc quatre traits au total. Les deux séries sont donc bornées par le bas (2/2) mais ouvertes par le haut (2n/2n), autrement dit vous pouvez imaginer ce dessin avec autant de traits que vous voulez - la limite étant le temps physique nécessaire pour les tracer car, et ceci est le second point très important, tous les traits du haut ont été soigneusement tracés à la main de haut en bas, alors que la série des traits du bas n’est constituée que de copies mécaniques (photographiques dans le cas d’espèce) d’un seul des traits du haut.


S’il faut au minimum quatre traits pour que ce dessin ait un sens c’est pour éviter la tautologie A = A, où le trait du bas serait la copie de l’unique trait du haut, de sorte que l’on pourrait dire que c’est le « même trait », sans qu’il y ait la moindre ambiguïté dans cet énoncé. Et l’on va voir combien ce qualificatif de « même trait » peut recéler d’ambiguïté.
« Avoir un sens » signifie donc ici se situer au-delà de la tautologie A = A.
À partir de quatre traits (2/2) il n’est plus possible en effet de déterminer avec exactitude lequel a été choisi pour être copié - à tout le moins à vue d’œil, sans l’aide d’un microscope ou de tout autre outil destiné à obtenir un résultat présentant un caractère scientifique… Il est par ailleurs facile de voir que cette impossibilité croit de manière proportionnelle au nombre de traits tracés en haut. À partir de 10/10 traits cette tâche devient quasiment impossible. On n’en continue pas moins à dire que c’est le « même trait » qui a été répété en bas. Mais cette fois l’énoncé « c’est le même trait qui a été répété » peut s’entendre de deux manières :
1/ c’est le même trait qu’un des traits de la série du haut qui a été reproduit en bas ;
2/ c’est le même trait qui a été reproduit en bas en prenant pour modèle l’un des traits du haut.
Dans le premier cas c’est la notion de modèle qui prévaut puisqu’il y a un des traits de la série que l’artiste a choisi pour être reproduit. Dans le second cas, cette notion de modèle devient secondaire et c’est au contraire celle de répétition qui prévaut.

La tentation est grande de voir dans ce dessin une espèce de platonisme scolaire avec l’un des traits du haut dans le rôle du modèle que la série du bas reproduit servilement. Mais précisément, et c’est la force de ce dessin, Lavier renverse cette perspective puisque le trait susceptible de mieux incarner l’idée est celui du bas en tant qu’il est « identique à lui-même » - condition même de l’idéalité -, alors que ceux du haut différent légèrement les uns des autres, et sont donc emportés dans une espèce de devenir - devenir d’autant plus marqué que l’artiste dessinera de traits et que sa main commencera au bout d’un moment à trembler sous l’effet de la fatigue. Or, ce trait du bas est lui-même en position de copie, ce qui rend impossible qu’il puisse faire office de modèle. Le platonisme est sens dessus-dessous.

Le Dessin n° 1 est mentionné pour la première fois dans une lettre que Lavier m’adressa en août 1974 depuis Aignay-le-Duc à propos d’une exposition qu’il préparait pour Rio de Janeiro et qui devait regrouper, entre autres pièces, l’Hôtel des Voyageurs, une installation autour d’une valse de Chopin, une série de diapositives de réverbères de l’Avenue Montaigne…
Le Dessin n° 1 apparaît dans le descriptif de l’exposition de la façon suivante :
 1.    Texte descriptif très court
 2.    Dessin théorique [comme la maquette que tu as ] moment théorique
 3.    Texte descriptif [de la pièce suivante]
Etc.

Au bas de l’une des pages de la lettre, Lavier avait dessiné la maquette du dessin (appelé à ce stade non pas « n°1 » mais « très beau dessin théorique ! ») comportant 10/10 traits (voir ci-dessous l’extrait de la lettre) et de format 80 cms x 60 cms. Au-dessus du dessin se trouvait le commentaire suivant : « on ne conjugue pas de la même façon les réverbères de l’avenue Montaigne et la valse n° 6 de Chopin ». Que voulait-il dire par là ?   
Lavier pointait le fait que le Dessin n°1 peut exister, comme on a dit, en plusieurs versions, avec un nombre de traits différents, de la même manière qu’un verbe peut être décliné, mais qu’il fait aussi office de matrice pour un certain nombre d’œuvres qu’il a produites au début des années 1970, notamment lorsqu’il était à la galerie Lara Vincy (puis à la galerie Eric Fabre située juste de l’autre côté de la rue de Seine). Le fait d’avoir positionné le Dessin n°1 en tête de la série d’œuvres présentées dans cette exposition de Rio montre bien l’importance que Lavier accordait à ce « dessin théorique ».  

Dans le cas de la pièce basée sur la valse en ré bémol majeur opus 64 de Chopin, le mot interprétation revêt toute son importance puisque cette valse, comme tout morceau de musique écrite, n’existe musicalement qu’en étant interprétée, chaque interprétation différant plus ou moins des autres. Ce qui faisait ici office d’invariant c’était la partition confrontée à douze de ses interprétations par douze pianistes différents faisant office de « traits de la série du haut » du Dessin n°1 alors que la partition doit être mise en regard du même trait répété dans la série du bas. Mais on voit le léger décalage entre le Dessin n°1 et l’une de ses traductions sous forme de cette pièce inspirée par une valse de Chopin : les traits du haut du Dessin n°1, légèrement différents puisque tracés à la main, semblent être autant d’« interprétations » du trait du bas, or nous savons que c’est faux puisque que c’est un « même trait » de la série du haut qui a été reproduit en bas. C’est comme si au lieu d’être confrontés à différentes interprétation de la valse, on entendait toujours la même interprétation, comme si un des pianistes avait tué tous les autres pour imposer la sienne… Le dessin dessine une espèce de boucle à l’intérieur de lui-même : si on part du dessin du bas – la partition dans la pièce sur la valse -, on ne sait pas à quel trait du haut aboutir. Inversement, si on part d’un des traits du haut on ne peut être certain de pouvoir le rattacher à celui du bas. Or cette indétermination reproduit ce qui a lieu dans le rapport de la partition à ses interprétations : aucune de celle-ci ne peut prétendre être la « vraie » interprétation (y compris bien celle de Chopin). Ce concept de vérité n’a pas cours ici. Elle ne peut prétendre être que une parmi d’autres laissée à l’appréciation des auditeurs qui jugent celle-ci meilleure ou non, de la même manière que l’on peut juger que tel trait du haut du Dessin n° 1 ressemble plus à celui du bas sans en être sûr…    

Revenons-en maintenant à ce que je disais dans le premier paragraphe, à savoir que l’on pourrait imaginer que ce Dessin n°1 n’existe que sous forme d’idée. La maquette du dessin contenu dans la lettre d’août 1974 dément ceci : il y a bien 10 traits en haut et 10 traits en bas mais ils sont forcément ici tous différents, même si Lavier a écrit « 10 exemplaires de la photo d’1 des lignes de 16.1 cms », qui fait bien évidemment allusion non à l’idée du dessin mais à sa réalisation concrète avec des traits tracés à la main (comme dans la lettre) et d’autres multipliés par le procédé mécanique de la photo. En dépit de sa teneur « conceptuelle », ce Dessin n°1 ne peut exister comme pure idée car le rapport de la série du bas à celle du haut est à chaque fois fonction du nombre de traits dessinés et du choix de celui qui sera répété sous forme du « même trait ». Sans que ce soit le but recherché, Lavier montrait qu’une œuvre conceptuelle n’est jamais réductible à une pure idée mais est toujours une certaine présentation d’une idée assortie de conditions matérielles précises.  

Jacques Soulillou