Cassable, 2017, plâtre et bâche, dimensions : 280 X 280 X 45 CM
L'oeuvre d'Arnaud Vasseux est polymorphe, mais dans le sens parcimonieux du terme. Il n'utilise pas toutes sortes de matériaux, mais quelques uns : plâtre, verre, peinture, résine peinture acrylique, à l'huile, pigment, bois, calcaire. La parcimonie intervient aussi dans la présentation, la fabrication des œuvres ; elles sont homogènes, fort peu mixtes (certaines “encres flottantes” — suminagashi — constituant des exceptions polychromes). Dans cet article, je vais m'intéresser à un aspect particulier de son œuvre, soit ce qu'il appelle des « Cassables ». Qu'est-ce qu'un Cassable ? Pour faire un Cassable (on notera la liaison humoristique avec l'article indéfini), Vasseux prépare le terrain : bâches disposées au sol, et surtout une, verticale, sur laquelle il va projeter du plâtre, à l'aide d'une tyrolienne. La bâche est tendue et prend appui sur les éléments à disposition. J'ai demandé à Arnaud Vasseux depuis quand il produisait des Cassables, et il m'a répondu que le premier date de 2005, et il ajoute ceci : « Les Cassables sont de formes et de formats très variés. L'expérience des Cassables de 2005 a été un point de départ et un commencement inoubliable…. quelque chose se continue par cette approche qui me paraît toujours pertinente aujourd'hui. Il me semble que les Cassables continuent de poser une question au monde contemporain. » Repoussant à plus loin ce questionnement, restons-en pour le moment à la description.
Au POCTB (voir les photos), la bâche fut tendue entre une cloison et un pilier. Une fois que le plâtre est sec, Vasseux retire la bâche, et ce doit être une opération très délicate, car ne reste alors pour ainsi dire qu'une pellicule de plâtre, qui ne compte qu'entre trois et quatre millimètres d'épaisseur ! On imagine que si l'on va trop vite, tout se casse en morceaux. Or cela tient. Premier acte magique.
Résultat : un drap de plâtre, dentelé sur les bords, qui prend forme dans l'espace et dans sa propre situation. Cette dentelle, c'est ce que j'appelais l'infra-mince en parlant avec Arnaud Vasseux, mais il me rappelait justement l'origine de cette expression de Duchamp, qui désigne la part d'infime matière qui reste dans le moule une fois que l'on retire l'objet d'icelui. Mais alors, et en quelque sorte, Vasseux produit de l'infra-mince directement. Cet infra-mince est extrêmement fragile : un geste involontaire dans un Cassable, et tout s'effondre, ou provoque un trou conséquent, imagine-t-on. Cette fragilité s'oppose à la tension exercée par le matériau entre ces points d'appui. Toute tension suggère une force, tandis qu'ici la structure est fragile. La solidité est quasi illusoire. Et pourtant cela tient. Vasseux semble, on l'a déjà remarqué et il le dit lui-même, pousser à la limite la résistance du matériau.
Une toile. Non, du plâtre. Du plâtre empreint. Une surface biface, car le Cassable se considère des deux côtés, lisse, ou grumeleux, ce qui, là aussi, renforce l'aspect étonnant de la structure ; on se prend à se demander s'il s'agit bien du même objet : comment une surface aussi fine peut présenter deux aspects aussi radicalement différents ? Il y a là quelque chose de presque incommensurable, une nature radicalement différente dans un espace ultra-réduit. On dira qu'il n'y a ici pas de mystère, que le plâtre, plaqué contre la bâche, n'a pas d'autre choix que de se retrouver aplati de ce côté et grumeleux de l'autre. Oui. Peut-être. Peut-être. Mais on peut aussi se laisser porter par la pure magie de la pièce, son charme étrange et ses rythmes, telles ses dentelures et dentelles que nous voyons à ses frontières ultimes. Alors là ! Frontières de la pièce elle-même et frontières de la matière : je gage qu'on ne saurait faire plus fin ! En haut du Cassable, en suspens, de la dentelle pure. Comment Vasseux a-t-il retenu cette frise ? Mystère de la création et des processus… Et c'est aussi pour cela que nous nous étonnons et aimons les artistes : parce qu'ils nous donnent à voir ce qui ne peut pas être — sous les mains communes de ceux qui ne le sont pas.
Les dentelures sur la grande verticale sont d'une autre nature. Elles évoquent, au choix, un flux marin figé, une bordure déchiquetée mais aggripée au support, une dépose de nacre dévitalisée, encore.
Le résultat est très étonnant. Ce n'est pas convenu, on ne s'attend pas à cela. On se demande comment cela tient. C'est comme une surprise, tandis qu'un tableau, une sculpture ne le sont pas nécessairement ; je m'explique : face à une sculpture, un tableau, on peut très bien se dire « une sculpture, une peinture de plus, et puis ? » Mais face à un Cassable, la réaction est différente ; on fait face à un objet inattendu, curieux, silencieux et surprenant (il y a des peintures et des sculptures qui hurlent… pour contredire Simonide de Céos, qui a fameusement dit que la peinture était une poésie muette…). Le Cassable vassien est surprenant dans sa forme même, et il surprend aussi son auteur dans le processus de fabrication, car il n'a pas de prise sur les mouvements de la bâche ; ils sont indépendants, trouvent leur parcours propres, comme ses plis horizontaux que l'on peut voir au tiers de la hauteur, tout comme cette bosse, cette sorte de mamelon sur le côté gauche des dits traits, et qui remontent en oblique sur le côte droit.
Et Vasseux ne maîtrise pas non plus le devenir du Cassable, les fissures qui vont apparaître, par exemple. Vasseux m'écrit ceci : « Voir une pièce “vivre”, c’est assez beau parce que la sculpture prend une forme au départ et après une semaine il y a des fissures — certaines microscopiques —, et la pièce change constamment. C’est-à-dire qu’elle est achevée à partir du moment où je décide de ne plus y toucher ». Il arrive qu'un Cassable rompe. Dans une situation sembable, on s'attend à ce que l'artiste rammasse les morceaux, et ne laisse plus aucune trace visible de cette faillite. Mais ce n'est pas ainsi que procède Vasseux : « Quand elle casse [i.e., la pièce], j’ai décidé en amont de ne plus y toucher. Je demande à ce qu’on ne balaye pas les bris d’une pièce qui s’est effondrée. Elle est exposée effondrée, et ça fait partie de ce que j’accepte bien avant de la démouler. Cet état fait partie de la vie de la sculpture. Elle peut donc avoir plusieurs états, elle peut avoir plusieurs formes et c’est cela pour moi la sculpture. » C'est tout à fait étonnant, mais, en même temps, nous sommes prévenus : la sculpture s'appelle un « Cassable ». En quelque sorte, le Cassable, quand il se tient dressé, n'est pas cassé ; mais il peut l'être. C'est comme si, dans l'appellation même, Vasseux avait inscrit le devenir de sa pièce, qui, de toutes façons, sera détruite, soit depuis sa structure propre, soit par l'acte final de l'artiste.
Ce qui est donc tout à fait remarquable avec le Cassable, c'est qu'il l'est. Il ne peut pas être démonté, et Vasseux n'a d'autre choix que de le détruire. Il rejoint ici directement une région où ne séjournent, me semble-t-il, que fort peu d'artistes ; celle de l'anti-fétichisme. Bien sûr que toutes les œuvres de Vasseux ne sont pas détruites après exposition, mais cela n'enlève en rien le caractère, j'insiste, non-fétichiste d'une certaine forme d'ouvrage dans le corpus vassien ; et cela aussi est étonnant. Imagine-t-on un peintre détruire sa toile après exposition, par exemple ? Que signifie ce geste, que celui d'un artiste qui détruit son œuvre une fois que son temps d'exposition est achevé, ou qui a convenu d'un protocole selon lequel la structure peut s'effondrer indépendamment de toute intervention extérieure ? Cela pose question, comme on dit.
Vasseux passe assurément beaucoup de temps pour préparer un Cassable, et cependant il va le détruire. Ce n'est pas si courant, dans une époque, la nôtre, où même certaines “œuvres” dites de ‘street-art’ sont protégées contre le vandalisme (l'affaire des faux agents municipaux qui décollaient des mosaïques du ‘street artist’ Invader, durant l'été 2017, et interpellés en septembre suivant), et où Pierre Pinoncelli — activiste de son état depuis 1963 —, « a été condamné à trois mois de prison avec sursis et deux ans de mise à l'épreuve, pour avoir entaillé ‘Fountain’, l'urinoir de Marcel Duchamp, en janvier 2006 au Centre Pompidou » (Le Monde).
Bien sûr que Vasseux ne va pas être attaqué en justice parce qu'il détruit ses Cassables, mais ces exemples sont convoqués ici pour souligner la valeur défitivement totémique de l'oeuvre d'art, quelle qu'elle soit, et son retournement nihiliste par le geste même de son créateur, en l'espèce Vasseux, détruisant ses Cassables. En ce sens, la nature d'un Cassable s'approcherait davantage du fétiche, car, comme nous le rappelle Freud, « le totem se distingue du fétiche en ce qu'il n'est jamais un objet unique, comme ce dernier, mais toujours le réprésentant d'une espèce, animale ou végétale, plus rarement d'une classe d'objets inanimés, et plus rarement encore d'objets artificiellement fabriqués » (Totem et Tabou, 1913). Et si les objets d'art étaient des totems (ils le sont assurément pour les spéculateurs, les admirateurs, beaucoup d'artistes, et les espaces consacrés d'exposition), et les pièces uniques des fétiches, cela pourrait signifier le moment où, dans l'histoire de l'art au XXe siècle, certains artistes se sont mis à considérer certaines œuvres davantage comme des fétiches que comme des totems, puisque l'unicité du fétiche, de fait, la désolidarise de l'universalité propre au totem. Vasseux m'a dit, et je le redonne ici, qu'il lui « semble que les Cassables continuent de poser une question au monde contemporain ». Certainement.
Dans cet article, je pense avoir soulevé quelques questions, et donné des réponses ou, à tout le moins, émis des hypothèses. Je laisse maintenant le lecteur libre de se livrer ou non à ce jeu du questionnement posé par les Cassables de Vasseux.
Léon Mychkine
(philosophe et critique d'art)
PS : Toutes les photos sont de Léon Mychkine.
Vu à
Exposition La peinture est dans la peinture,
07-12-17/21-01-2018,
POCTB, Orléans
A propos de l'artiste
http://www.documentsdartistes.org/artistes/vasseux/repro.html