Sylvie Selig, Boys don ‘t cry, 2019 , 125,5 x L 138 cm, feutres sur lin
Biennale de Lyon 2022. Ce grand dessin de Sylvie Selig est dans la dernière partie du parcours de l’exposition Les nombreuses vies et morts de Louise Brunet qui, au troisième étage du Musée d’Art Contemporain de Lyon, trace le fil conducteur de la manifestation. Les deux curateurs, Sam Bardaouill et Tim Fellrath, ont sélectionné des œuvres faisant référence aux discriminations de classe, de genre, d’ethnie et aux différents chemins menant vers l’émancipation.
Ces objets d’art incarnent le chemin d’une fragilité qui, étant exposée aux yeux de tous, perdra sa connotation négative pour devenir l’arme de celleux qui préfèrent affirmer leur différence plutôt que de se replier dans la peur, l’enfermement. Sylvie Selig artiste, née en 1941, s’y affirme en tant qu’icône de l’art contemporain, et devient une égérie des luttes contre les injustices sociétales.
D’elle, les commissaires de la Biennale de Lyon disent qu’ « elle dessine des visions étranges, qui provoquent des émotions contradictoires ». Contradictoires en effet. Ainsi la beauté formelle, en partie classique, de ses dessins, qui se déploie également à l’Usine Fagor et à l’URDLA, attire l’oeil comme un leurre. Un spectateur hâtif y verra de loin des scènes merveilleuses, proches de l’univers des contes montrant des êtres hybrides aux attitudes expressives. Il lui faudra s’arrêter pour être touché par la force du représenté, par un ensemble d’attitudes et de comportements aux expressions hostiles voire agressives, des états de crises de pouvoir vécus entre des personnages qui déploient des stratégies d’autodéfense, aidés de quelques artifices magiques et consolateurs : ramifications physiques surnaturelles, tourbillons de matières, pluies d’étoiles, petits animaux auxiliaires.
Sylvie Selig a commencé à dessinner à l’adolescence. Brillante, elle remporte un prix prestigieux à 15 ans. Elle alterne l’illustration et la peinture, est l’assistante du photographe de mode Helmut Newton, illustre des livres pour enfants. En 1980 elle choisit de passer définitivement de l’image à l’art, expose, vend et inaugure les très grands formats et les sculptures. Cependant le dessin continue à faire partie de sa pratique.
Au début des années 2000, elle entame un nouveau cycle sur des supports tissés qu’elle chine,- draps de lin anciens, serviettes de table monogrammées, torchons de cuisine- ou qu’elle achète au Marché Saint Pierre. Elle dessine avec une précision photographique avec des feutres fins. Le contour minutieusement tracé donne une grande souplesse aux mouvements et renforce la plasticité des corps. Elle va même jusqu’à intervenir sur certaines parties des dessins en y cousant de fins rehauts textiles ou en brodant souvent au fil rouge, des mots et des traits.
Ces conventions stylistiques qu’elle s’est données, lui permettent de vivre l’expérience intime d’une certaine condition féminine, cantonnée aux tâches domestiques et aux ouvrages de dames ; les matériaux qu’elle utilise, la façon de les mettre en oeuvre donnent du sens au mot foyer d’où émanent la chaleur certes mais aussi des tensions, des troubles, familiaux, sexuels, et où naissent la plupart des conflits qu’elle représente dans ses magnifiques dessins : attouchements, viols, harcèlements, incestes... Inspirée par Louise Bourgeois et Paula Rego, elle déploie selon Sylvie Aubenas, « un grand cycle de l’amour et des rapports sexuels où se mêlent la douleur, la domination, la cruauté.»1
Le titre Boys don’t cry est explicite. Il évoque une chanson des Cure, un film culte américain de la réalisatrice Kimberly Peirce, mais aussi une injonction éducative très courante sur laquelle Sylvie Selig comme beaucoup de mères et sans doute de pères s’est interrogée : « les garçons ne pleurent pas ». Certain.e.s ont intériorisé le dictat, l’artiste est de celleux qui dénient cette résolution. « Dès l’enfance la société nous cantonne dans un genre masculin ou féminin. Pourquoi dit-on aux garçons qu’ils sont forts et ne doivent pas pleurer ? J’ai toujours été choquée par ce modèle de société, je n’ai jamais reproché à mon fils de montrer sa vulnérabilité. »
Côté gauche, un groupe de quatre hommes, personnages nus sexués masculin en position de pouvoir, dessinés au feutre noir, sont dressés contre un personnage en rouge qui penche vers l’extérieur droit du dessin comme poussé à la chute par l’index dressé vers lui du personnage le plus dominant. Ceux que dans d’autres dessins de cette période elle appelle « Bad Boys » font corps pour l’exclure autoritairement. Rouge de peur ou d’émotion? Le personnage marqué par la couleur rouge est en transition, il est paré d’une robe légère, transparente sous laquelle on voit son sexe masculin. Il hurle sa désolation. Les quatres hommes portent le masque vénitien du médecin de la peste au bec incurvé comme pour se protéger d’une transmission qui pourrait porter un coup fatal à leur hégémonie.
Toutefois, leurs corps virils, sont également pourvus d’oreilles de lièvre, animal tour à tour rusé et naïf qui revient souvent dans le bestiaire fantastique de Sylvie Selig. Un signe, comme pour dire qu’ils ont aussi une part d’humanité. Ces athlètes représentent dit-elle « la société d’aujourd’hui qui s’interroge sur ces questions autrefois taboues mais qui ne parvient pas à dépasser sa peur. Le masque protège ces hommes, de la peur qu’ils ont de ce que l’autre peut représenter, ils rejettent violemment ce qui n’est pas à leurs yeux la normalité. C’est très simple, la société ne permet rien d’autre que deux genres bien définis. Dès l’enfance on est cantonné.e tout de suite dans le masculin ou le féminin. »
Sylvie Selig ne se veut pas une porte-parole de mouvements féministes radicaux. Elle reste discrète sur son récit de vie, tout en précisant qu’il entre une part d’autobiographie dans ses contes sombres. Elle refuse la binarité et ne répondra pas à la brutalité par la brutalité, sauf à l’issue d’un patient travail qui maîtrisant cette réalité la rendra regardable. Elle est comme une vigie observant avec lucidité le mélange de cruauté et de tendresse qui anime la comédie humaine. Certes il y a des gentils et des méchants mais l’intrigue n’est pas simplement manichéenne. Certes « depuis la nuit des temps le pouvoir est entre les mains maculines », ce qui crée sans doute ces « dissonances » qu’elle nous rapporte mais elle pense que les femmes et les hommes peuvent vivre en harmonie, chaque être pouvant apporter sa différence pour la mettre au service d’un projet de société en commun.
Elle donne une apparence de beauté à un état de nature où finalement la tragédie est si récurrente qu’on ne s’indigne plus des violences que les uns infligent aux autres. Mais ce n’est pas pour qu’on se résigne. Ce qu’elle dit avec tout le poid de sa vision poétique, vise au contraire à indiquer une voie nouvelle, un espoir : cellui qui lutte ne tombera pas dans l’état d’abjection dans lequel évolue celui, plus rarement celle, qui l’agresse.
Anne-Marie Morice
1Texte issu de la monographie publiée en 2021 par Métamorphoses.
Vu à
16e Biennale d’art contemporain de Lyon
14 septembre – 31 décembre 2022
Exposition Les nombreuses vies et morts de Louis Brunet
MacLYON 3e étage
https://www.labiennaledelyon.com/
Monographie
Sylvie Selig, Inside out Fairy Tales/Les Fables cruelles de Sylvie Selig, Paris, Métamorphoses, 2021. https://librairiemetamorphoses.com