Bibliothèque Carbone

François Génot
  • Mémoire carbone  © François Génot
  • Mémoire carbone  © François Génot
  • Mémoire carbone  © François Génot

Photo 1 : Rhône Carbone, 2023, Mémoire Carbone, Ensemble de 24 fusains et 24 dessins monochromes correspondant. Vue de l'exposition Lieux empruntés duo François Génot et Élise Guillaume, galerie LMNO, 24 Novembre 2023 - 17 Février 2024. Photo 2 : Vue générale de l'exposition Among the leaves, 2023, galerie LMNO, Bruxelles - crédit photo P.Degobert. Photo 3 : Mémoire Carbone (Célluloïd), 2023. Monochrome mural de fusain artisanal d’ailante, friche Célluloïd, Sélestat190 x 420 cm. Exposition Sur les bords du monde - férales, fières & farouches, 2023, Frac Alsace, Sélestat, crédit photo : Pierre Riche. 

 

Découverte pour la première fois à l’occasion de l’exposition Among the leaves, 2023, à la galerie LMNO, à Bruxelles, qui le représente, Mémoire Carbone de François Génot m’incite à revenir sur sa « pratique située ». Depuis une vingtaine d'années, l’artiste mène une démarche cyclique, du terrain à l’atelier. Habitant en milieu rural, il observe le surgissement de la vie au gré des saisons. Au quotidien, il tente d’être au plus près d’une connexion avec les vivants. Franchir les frontières qui nous séparent des friches, en faire le tour, y pénétrer, y habiter, aller de l’intérieur vers l’extérieur et inversement, tel est son processus de travail. Ses premières expériences de relevés de branches de végétaux arbustifs spontanés caractéristiques de ces friches pour fabriquer ses fusains, lui servent dans un premier temps à réaliser de grands dessins figuratifs. Ces dessins, souvent muraux, se déployant à l’échelle du lieu, placent le spectateur sur un seuil, posant la question d’un choix, y rester ou y pénétrer. « Enchevêtrement, entrelacement dans la construction de mes dessins jusqu’à une densité suffisante » précise-t-il pour décrire sa démarche qui tend à mimer la prolifération végétale.

A partir de 2020, l’artiste réalise ce qu’il appelle Mémoire carbone, des monochromes muraux réalisés à partir des fusains, œuvres représentatives d’une friche avant sa disparition programmée. Il en précise les enjeux lorsqu’il réalise ce protocole pour son solo show à Bruxelles en 2023, à partir du buddléia prélevé dans une friche de la banlieue bruxelloise. En l’approchant, la matière se révèle. La lumière qui le caresse induit un déplacement du spectateur et anime la surface. Une rencontre s’opère entre le mur et l’outil de dessin d’origine naturelle. A partir de 2020, François Génot décide de considérer le dessin comme une matérialisation pure de la matière carbone. Il met en lumière les bouleversements et transformations de friches : « Il s’agit souvent de zones intermédiaires qui subissent les allers et retours de nos aménagements anthropiques. En transformant ces fragments de paysages voués à disparaître en un outil artistique, je charge les dessins de la mémoire carbone des lieux », précise-t-il.

Sur le mur du Frac Alsace, Sélestat, à l’occasion de l’exposition SUR LES BORDS DU MONDE : férales, fières & farouches (01-07-23 au 19-11-23), François Génot réactive la mémoire d’un site en friche jouxtant le lieu d’exposition. La matière carbone réagit aux anfractuosités du mur et révèle ses fantômes, ses histoires. Son protocole, bien que défini, est aussi influencé par une part d’aléatoire, qui pour lui, « entraîne la perception sensible d’une mémoire vivante ».

Lors de sa résidence à la Ferme Asile à Sion dans le Valais Suisse en 2023, il poursuit ses recherches autour de la fabrication d’un outil de dessin à partir de ce qui caractérise un milieu spécifique, les plantes, les histoires et l’expérience de terrain. Son projet Rhône Carbone consiste en un inventaire des arbustes spontanés caractéristiques des friches de la vallée : « autant de plantes qui par un patient travail de collecte sélective, d’écorçage, de découpe et de cuisson lente s’harmonisent en revenant à leur état primitif, des éléments de carbone. » Cet inventaire témoigne autant des singularités botaniques de la vallée que les problématiques et les mutations à l'œuvre dans des milieux à la fois très anthropiques et animés de résistances.

A la galerie LMNO, Bruxelles, lors de l’exposition Lieux empruntés (en duo avec Elise Guillaume, 24/11/23 – 17/02/24), sur un meuble conçu spécifiquement, 24 fagots de fusains étaient disposés. En dessous, leurs boîtes sur lesquelles étaient indiqués le nom, la localité, la date de chaque prélèvement, tels des indices de la biodiversité et des histoires du terrain exploré. Cette Bibliothèque Carbone se présente à la manière d’une collection scientifique. L’ensemble des noms compose une poésie : des indications qui activent des histoires. À chaque fagot de fusains disposés tels des outils de dessin, correspond un monochrome réalisé à partir de ce même outil. Ce protocole d’installation fait écho à l’archivage d’herbiers et aux dispositifs de conservation scientifique. Aujourd’hui, beaucoup de lieux explorés par l’artiste ont changé ou disparu. Par le geste du dessin au fusain, la mémoire du lieu est réactivée.

Ainsi, ces monochromes incarnent à la fois une dimension conceptuelle et une dimension sensible. Selon l’artiste, « l’idée et la matière sont ici indissociables ». Son processus de travail croise une pratique sur le terrain et une pratique d’atelier. Il tend vers une valorisation de la biodiversité d’un territoire et pointe subtilement les limites de nos aménagements. De fait, cette œuvre en cours dessine une pratique d’attention, de soin, de veille et d’approche sensible du vivant, qu’il met en partage. Son attitude et ses gestes révèlent également une urgence d’être présent au monde. En approchant le vivant végétal, il tente d’entrer en connexion avec lui et de définir des modalités de discussion, de révéler d’autres systèmes de langage.

Mémoire carbone prend aussi la forme de workshops, d'événements participatifs, lors desquels il convie un groupe de personnes à le suivre dans toute la genèse du travail, de la reconnaissance des plantes en passant par la fabrication des fusains jusqu’à leur usage en dessin, afin de partager cette attention poétique aux milieux et à interagir autrement avec le vivant.

Au-delà du projet situé, il mène un projet au long cours. Bibliothèque Carbone consiste en un inventaire, une archive in progress, un marqueur de situations singulières au quotidien. « Cette bibliothèque organisée présente des outils de dessin qui portent en eux les histoires des trajectoires des plantes, la mémoire d’un milieu et leur potentialité graphique. Un nuancier de monochromes a systématiquement été réalisé laissant apparaître toutes les nuances de teintes, de densités et de textures propres à l’essence même des plantes comme si dans leurs branches carbonisées se nichait en creux la mémoire de leurs expressivités et de leurs singularités d’êtres vivants, d’êtres vivaces. » précise François Génot. Telle une archive vivante, ce processus de travail ouvre plusieurs ramifications et lectures possibles empruntant aux méthodes scientifiques, à l’expérience sensorielle et aux modes d’expressions de l’art. Vie-mort, disparition-cristallisation, fragilité-résistance : les œuvres de François Génot incarnent un processus vivant, où le protocole est ouvert à l’aléa et aux questionnements de notre temps

Dans la continuité d’artistes qui s’attachent à voir dans les éléments naturels des signes témoins, des langages, des adresses de mondes sensibles vastes et complexes, tels herman de vries, Marinette Cueco, Claudie Hunzinger, François Génot fait partie de cette famille d’artistes qui œuvrent pour « un art féral »1, expression de Charlotte Cosson. Chez lui, dessin et dessein se relient, dans une esthétique décroissante2. Mémoire Carbone et Bibliothèque Carbone réactivent la vie de lieux fragiles consignant l’état d’un monde mouvant.

 

Pauline Lisowski

 

Vu à 

Galerie LMNO

17, Avenue Emile De Mot

B-1000 Brussels, BE

http://lmno.be

 

1 Charlotte Cosson Férale, Réensauvager l'art pour mieux cultiver la terre, Actes Sud, mai 2023

2 Antoine Bonnet, Poétique de la décroissance, Editions Mix, octobre 2023