Assembly’s Headache de Twin Seven Seven, Panneaux de contreplaqué, 244x122 cm. Image 2 : détail.
Assembly’s Headache est une œuvre de la première moitié des années 1980, sans doute l’une des périodes les plus prolifiques de cet artiste1. Les dimensions de cette œuvre (244 x 122 cms) sont celles de panneaux de contreplaqué que Twins Seven Seven a utilisé pour ses œuvres de grand format en superposant l’une sur l’autre deux de ces plaques, la première faisant office de fond ou de support et la seconde étant découpée selon la silhouette de personnages (humains ou non-humains). Les quatre grandes peintures présentées par Twins Seven Seven lors des Magiciens de la Terre (1989) reposent sur cette technique ainsi que les œuvres acquises par la fondation J. Pigozzi.
Sept silhouettes s’enchaînent les unes aux autres sur la seconde plaque. De gauche à droite on peut voir : un serpent, dressé, s’appuyant sur le dos d’un coq ; au pied du coq un canard, coiffé d’un chapeau. C’est le plus petit des animaux représentés ici. Vient ensuite un énorme rat, coiffé d’un bonnet et tenant en main un livre ; puis un hibou, tenant également un livre ; un lion, également avec un livre, et enfin un bouc. À l’extrême droite, caché derrière un palmier, on devine la présence d’un humain, debout, mains croisées devant lui, les yeux fermés. C’est la seule figure représentée sur la première plaque, comme pour bien marquer qu’elle est hors-champ et ne fait pas partie de l’assembly ; c’est aussi celle qui est traitée de la manière la plus sommaire, sans soin particulier, contrairement aux autres où les surfaces font l’objet d’un traitement très minutieux, notamment dans les parures vestimentaires.
Au total on a : un reptile, trois oiseaux, quatre mammifères (en comptant le personnage humain). La coprésence de figures animales et humaines est un trait caractéristique de l’esthétique de Twins Seven Seven.
Les trois animaux situés au centre du tableau, tenant un livre en main, sont les trois personnages en apparence les plus puissants, les plus richement vêtus ; tous portent des lunettes, un marqueur qu’il faut associer à la présence de livres. Le hibou, placé au centre, est le seul à tenir en main un instrument destiné à écrire, ce qui contribue à renforcer son statut de lettré ; le lion et le bouc portent des chaussures ; le rat et le hibou de simples tongs.
Assembly’s Headache est un tableau à part dans la production de Twins Seven Seven, c’est sans doute aussi son chef-d’œuvre. Ce n’est pas un tableau à part du fait de la représentation d’animaux car toute l’œuvre de cet artiste est marquée comme on l’a dit par une forte présence animalière, d’animaux réels ou imaginaires. Mais les animaux représentés par Twins Seven Seven dans ses autres œuvres relèvent d’un registre très différent de celui-ci ; ce sont elles qui ont contribué à façonner l’image d’un artiste tirant l’essentiel de son inspiration de la mythologie des Yoruba, peuple situé au sud-ouest du Nigéria et en partie aussi au Bénin.
Dans Assembly’s Headache il n’est pas question de mythologie, et l’autre titre qu’on lui connaît, Animal politics, est beaucoup plus explicite. Assembly’s Headache est une satire, dans l’esprit de certaines fables de La Fontaine ou du G. Orwell de Animal Farm. Une satire de nature politique liée à un événement très particulier et d’une grande importance pour le continent africain et les pays en voie de développement en général : la révolution verte qui s’étale sur la période 1960-1990 et qui s’est traduit par une augmentation spectaculaire des rendements, notamment des céréales. Cette révolution ne s’est évidemment pas faite sans investissements ni subventions. Qui dit subventions dit parfois, et même souvent, détournements et corruption. C’est ce qui s’est produit au Nigéria, et dans bien d’autres pays. Voilà le thème central de Assembly’s Headache : une réunion de politiques discutant de la manière de tirer profit de cette manne constituée par les flux d’argent destinés à la révolution verte. Le headache, autrement dit le « mal de tête », résulte du partage du gâteau dont on peut douter qu’il aura des parts égales quand on compare la stature du lion, la dimension de ses crocs, à celle du canard. Le lion n’est pas le seul personnage à lever le bras avec au bout un doigt dressé ; le coq, le canard et le bouc dressent également un index qui prétend défendre un peut-être un autre point de vue ; mais le doigt du lion paraît le plus empreint d’autorité. L’expression « part du lion » prend ici toute sa force.
Pour mieux comprendre cette scène il faut regarder d’un peu plus près la surface du tableau. On remarque alors qu’ici et là on été collés des morceaux de texte, en lettres capitales ou minuscules. Partant de la gauche, le premier de ces morceaux est aussi celui qui a donné son titre à l’œuvre : « ASSEMBLY’S HEADACHE », placé juste dans le prolongement de la bouche du serpent, comme une bulle de BD. Un peu plus bas, dans le bec entrouvert du coq on peut lire « Vote for individuals/Not parties » ; un peu plus bas encore, dans le bec du canard : « Review voters register ». Puis on aborde les personnages portant lunettes et tenant des livres. Sur la couverture de celui que tient le rat on lit « BOOST TO GREEN REVOLUTION/QUOTABLE QUOTE/Uncovered ! it’s secret ». Sur celui que tient le hibou : « Discipline/ commitment and development ». Et enfin du lion : « Problem of borrowed democracy », (problème de la démocratie empruntée). L’avant-dernier morceau de texte apparaît au poignet du bouc : « We’ll defend our nation ». Le dernier est associé au personnage caché derrière le palmier : « Baboon’s best tricks » (Les meilleurs tours de babouins).
Ces collages semblent pour certains provenir de journaux, à la manière des cubistes. On prête à Twins Seven Seven l’anecdote selon laquelle, de passage à New York, on lui aurait signalé une exposition Picasso qu’il aurait refusé d’aller voir pour ne pas être influencé par ce géant de la peinture occidentale. Or, sans peut-être le savoir, Twins Seven Seven reprenait ici une technique utilisée pour la première fois par Picasso et Braque. La différence cependant c’est que si on met bout à bout les morceaux de texte de Assembly’s Headache on peut pratiquement reconstituer un discours – ce qui n’est pas possible dans les collages cubistes qui sont souvent trop brefs.
Dans le tableau de Twins Seven Seven, les collages nous disent qu’il est bien question d’une assemblée qui est un véritable casse-tête pour ses participants. Mais il est aussi question d’un « coup de pouce à la révolution verte » et d’un étrange « Découvert ! C’est secret » sans que l’on sache ce qui a été découvert et qui n’aurait pas dû l’être ; question aussi de discipline, d’engagement et de développement ; de la démocratie comme régime politique venu de l’étranger ; du rôle des partis politiques et des listes électorales qu’il faut revoir ; de la défense de la nation ; et tout au bout, mis dans la bouche de ce personnage hors-scène et qui semble l’observer, cet espèce d’aphorisme : « Baboon’s best tricks » (Les meilleurs tours de babouins), en complet décalage avec le sérieux et le côté grandiloquent des déclarations précédentes ; comme si d’un seul coup tout se dégonflait et que cette assembly apparaissait au final comme une vaste farce, dominée par le cynisme et l’égoïsme, qui n’a que faire de la révolution verte, de la démocratie, de la défense de la nation, etc.
Il faut avoir présent à l’esprit que lorsque Twins Seven Seven peint ce tableau, au même moment, à Lagos, le chanteur Fela Anikulapo Kuti dénonce dans des termes virulents le régime politique et la corruption alimentée notamment par les revenus colossaux provenant du pétrole. Cette dénonciation conduira plusieurs fois son auteur en prison. Ainsi, au moment où est peint Assembly’s Headache, Fela vient d’être condamné à cinq ans de prison par le régime militaire nigérian. Il sera libéré en 1986 après une campagne de soutien internationale. Derrière l’œuvre de Twins Seven Seven il faut aussi savoir entendre cette voix d’une autre grande figure de la communauté yoruba et se souvenir qu’avant d’avoir été peintre Twins Seven Seven fut un chanteur.
Jacques Soulillou
1 Comme on se concentre ici sur une seule œuvre, je ferai très peu référence à la biographie de l’artiste et je renvoie pour plus de détails à la fiche Wikipedia (version anglaise).