Cette suite de dix-sept dessins présente des mondes aux caractères physiques régis par des lois invisibles complexes et où l’homme n’a jamais, pour l’instant, mis les pieds. Se découpant sur un ciel d’un noir profond, monochrome, d’étranges objets, des astéroïdes, mélanges de roches, de métaux, de poussières et de glaces, flottent comme en apesanteur. La composition est identique. Un fragment de surface découpé par une lumière aussi forte qu’un éclairage de studio occupe le centre de l’image produite à la mine graphite sur papier blanc.
Les espaces d’univers ici figurés existent bel et bien. Ce sont en l’occurence « des corps du système solaire dont certains appartiennent à la ceinture principale située entre Mars et Jupiter, d'autres satellisés autour de planètes et d'autres encore, géocroiseurs c'est à dire en orbite oblique et autonomes »1. La plupart ont été découverts récemment grâce aux missions spatiales et à la mise au point d’instruments de mesures scientifiques de plus en plus précis.
Dans Les causeries, 1948, Bachelard insiste sur le fait que la philosophie de Newton a mis la domination du calcul au-dessus de l’observation. Justement, pour réaliser ses « études », Nicolas Moulin a recueilli à travers le monde les données des grands observatoires, comme la NASA. Ces observations sont déléguées à l’ensemble des technologies d’imageries numériques, qui captent, scannent et interprêtent un certain nombre d’informations auxquelles elles donnent ensuite une forme visuelle. C’est à partir de cette documentation qu’il aboutit à ces images dessinées avec une facture photographiquement réaliste accompagnées d’une feuille informative présentant les principaux repères de ces objets de l’espace (dimensions, formes, trajectoire, composition...). Ni illustratif ni descriptif, Moulin poursuit ainsi sa relation fertile à la fiction et à l’uchronie en reprenant les pratiques d’un illustrateur du XIXesiècle pour les associer aux fruits d’une matière issue des dispositifs optiques les plus contemporains. Pour prolonger l’illusion, l’encadrement marron de ces paysages sidéraux renforce l’impression de se trouver devant des pièces vintage, qui pourraient être issues des collections d’un musée scientifique.
Le choix formel se démarque d’une iconographie couramment utilisée pour représenter les astres. Même s’il se réfère à des peintres et dessinateurs de ce que certains appellent le « space art », -comme Lucien Rudaux2,ou encore Syd Meadle « visual futurist » de Blade Runner3-, Nicolas Moulin s’en écarte par sa constance à rester dans un radicalisme bichromatique par lequel il impose la présence massive des objets célestes et leur apesanteur dans le vide intersidéral. En faisant monter les clairs et en estompant les ombres jusqu’au recouvrement par un noir absolu, il place avec précision les reliefs et matières (cratères, oxydes, glaces...).
L’artiste intitule sa série Albedo, terme technique signifiant le pourcentage de lumière réfléchie par un corps céleste alors qu’il est éclairé par le Soleil. C’est ce facteur de luminosité qui permet de le détecter et qui signale que ce qui fait image est relié à une temporalité précise et répétitive, liée à un trajet orbital, quasi permanent depuis 4 milliards d’années.
Moulin précise ainsi sa démarche : « L'acte de dessiner ces astéroïdes en appelle à l'idée de leur perception au-delà de leur vision. Un acte archaïque pour des corps archaïques. Comme si prendre un crayon pour les figurer devenait un rituel, un culte animiste. Le dessin a cette caractéristique quasi-mystique de tenter de capter la forme et la lumière des choses. Le paradoxe de dessiner comme au XIXe siècle des images produites par les plus hautes des technologies m'intéresse. Ce paradoxe fait intervenir l'idée du temps, et amplifie la sensation du lointain et de l'inaccessible, car toute image, tant bien photographiée soit-elle, reste une abstraction totale tant qu'aucun humain n'a pu contempler à l'oeil nu ce qu'elle représente."
Nicolas Moulin nous fait prendre acte du fait qu’une esthétique est déjà à l’oeuvre dans notre perception visuelle des espaces lointains et l’inscrit dans le débat, toujours d’actualité, concernant l’art du dessin. Pour lui : « Le dessin est une porte. Il installe des fantômes dans les choses.» Face à la virtuosité technologique du monde, l’atout du dessin est de relier directement et simplement le cerveau à la main. Cette acquisition d’un lien autant cognitif que manuel a permis à Nicolas Moulin d’aboutir à ces représentations quasi-sublimes de paysages pathiques, romantiques, à ces spectacles de grands ancêtres flottant dans l’infini cosmique.
Anne-Marie Morice
1Nicolas Moulin
2 Lucien Rudaux (1874-1947)
3i Exposé à Documenta 6, Kassel, 1973
Vu à
Galerie Chez Valentin (Paris)
24 mai- 21 juillet 2018
http://www.galeriechezvalentin.com/fr/artistes/nicolas-moulin/