Série de sculptures installées au sol, matériaux mixtes (2007-2015)
Il est commun d’associer sculpture et verticalité. Réaliser une sculpture demeure, le plus souvent, ériger une forme selon un principe proche de celui qui définissait la statuaire. Ce terme vient en effet « de stare, ce qui se tient debout », de telle sorte que l’œuvre en trois dimensions « est normalement la mobilisation verticale de l’énergie qui dresse la forme »1. Certes, la verticalité de la sculpture a fait l’objet de nombreuses critiques au cours du XXe siècle. Toutefois, l’horizontalité demeure une caractéristique minoritaire dans la production artistique contemporaine. C’est là le premier intérêt de la série des Sols initiée par Veit Stratmann avec À l’école, réalisée à Pantin en 2007. D’une superficie de 20 mètres carrés, l’œuvre consistait en dalles de moquette bleue, ceintes de corniches en PVC noir. Déployée dans le hall de l'école d’arts plastiques Le Pavillon, selon une grille alternant des dalles et des vides de dimensions équivalentes, elle était placée à un angle de 45 degrés par rapport au bâtiment, ce qui en parasitait l’architecture et l’usage. Suivront le Sol Chez Valentin (2008), Un Sol Genevois (2010) et The Muhlenberg Floor (2014)2, qui, pour différentes qu’elles soient, sont des sculptures interagissant avec l’espace d’exposition. Elles en recouvrent le sol et le font percevoir autrement en raison de leur matérialité, des couleurs employée et de leur disposition oblique. Pourtant, leur sens est moins de révéler l’espace construit dans lequel elles prennent place, que celui de « plateaux de jeu »3.
The Seattle Floor, réalisé à Suyama Space en 2015 par Stratmann, se distingue des œuvres précédemment évoquées en ceci qu’elle ne présente pas une organisation en damier. Elle est constituée de bandes en PVC monochrome, juxtaposées les unes aux autres dans une distribution aléatoire des couleurs – il ne faut pas qu’un motif soit repérable. L’artiste ébranle l’ordre perceptif du lieu en recouvrant son sol (un plancher brut qui répond à une imposante charpente en bois) par un matériau non noble. Cependant, la première interprétation que le lecteur en fait est autre. The Seattle Floor apparaît d’abord comme un nouveau sol dans un vieux bâtiment, non comme une sculpture. En tant que tel, il frappe par son étrangeté, en raison de la disposition des bandes, qui ne correspondent pas aux directions des déplacements des visiteurs. Puis l’œuvre se révèle pareille à un plateau de jeu, dont la signification est de rendre les spectateurs davantage conscients de la nature de leurs mouvements.
Car The Seattle Floor est une partition colorée qui demande à être parcourue. Or en arpentant le sol, il faut prendre garde aux cornières qui séparent les dalles. Il faut également tenir compte des dimensions de ces dalles, qui ne permettent pas de faire deux pas dans le sens de la largeur. Ainsi, la sculpture est une succession de micro-seuils au travers desquels passer. Il y a donc plusieurs façons de l’appréhender. Primo, c’est une forme spécifique dans un espace spécifique dont elle modifie la perception et la praticité. Secundo, chaque spectateur génère des formes en marchant sur le sol qu’il active. Tertio, des formes nouvelles apparaissent lorsque plusieurs personnes se trouvent dans l’espace modifié. Enfin, la sculpture génère des interactions particulières entre les visiteurs. Y-a-t-il une manière de s’y rapporter qui a plus d’importance qu’une autre ? À cette question, Stratmann répond : « J’aimerais qu’il y ait des oscillations entre ces différents niveaux de lecture, qu’on ne se focalise pas sur un aspect plutôt qu’un autre »4. On peut toutefois souligner ceci que la sculpture de Seattle met en scène des processus de sociabilité différents, évoluant selon la position des spectateurs dans l’espace et leurs relations dans le temps. La force de la proposition de Stratmann réside alors surtout dans son épure (des corps dans un lieu dont les limites ont été démultipliées), et sa dimension critique (mettre à nu les règles non dites qui gouvernent les rites d’interaction quotidiens).
Pierre Tillet
Notes
1. Arnauld Pierre, « “Broken is the high column”. De Lever et de quelques autres colonnes gravitaires dans l’art des années 1960 », dans Michelle Piranio, Jeremy Singler (éd.), Carl Andre. Sculpture as Place, 1958-2010, cat. d’expo., New York/New Haven, Dia Art Foundation/Yale University Press, 2014, p. 302. Nous remercions A. Pierre de nous avoir transmis la version française de son texte.
2. Respectivement à la Galerie Chez Valentin, Paris, à LiveInYourHead – Institut curatorial de la Haute École d’Art et de Design de Genève, et à la Martin Art Gallery, Baker Center for the Arts, Muhlenberg College, Allentown (PA).
3. Veit Stratmann, entretien téléphonique avec l’auteur, août 2015.
4. Ibid.
Vu à
- Galerie Chez Valentin
Paris
26 février au 26 mars 2011
http://www.galeriechezvalentin.com/fr/expositions/2011/un-sol-parisien/
- Suyama Space
Seattle (Etats-Unis)
28 août - 11 décembre 2015
http://www.suyamaspace.org/installations/the-seattle-floor