Mentre niente accade / While Nothing Happens, Vue de l'exposition Belle Haleine. L'Odeur de l'art, Musée Tinguely, Bâle, 2015
Dans les années 1960, alors qu'en Amérique du Nord de nouvelles expériences et sensations sont introduites dans le champ jusqu'alors confiné des arts visuels, une partie de l'art Brésilien se révolte contre l'absolutisme de l'abstraction géométrique du Concrétisme pour se tourner vers des formes artistiques qui ne sont plus simplement destinées à l'œil mais au corps dans son entièreté. Dans cette autre Amérique, les artistes Néo-Concrets revendiquent une approche phénoménologique de l'art et une relation nouvelle, symbiotique, avec les œuvres. Celles-ci se font alors portables, pénétrables, multi-sensorielles. C'est dans la lignée de ces artistes révolutionnaires – mais aussi sous l'influence de mouvements occidentaux comme le Minimalisme et l'Arte Povera – que s'inscrit Ernesto Neto, né à Rio de Janeiro en 1964.
Dès 1995, ses magistrales installations dans lesquelles fusionnent les règnes et les choses lui valent une renommée internationale. Mu par le désir de toucher le spectateur, l'artiste crée, inlassablement, d'immenses sculptures textiles – canopées suspendues, membranes diaphanes, filets tissés et organes élastiques – dont certaines, emplies d'épices moulues, répandent des senteurs puissantes1. Clous de girofle, cannelle, cumin, curcuma, gingembre, coriandre, poivre, piment, parfois même lavande, façonnent des formes voluptueuses et odorantes, livrées à la gravité. Comme Hélio Oiticia ou Lygia Clark avant lui, Ernesto Neto emploie les odeurs comme de purs stimulus, détachés de toute signification, pour l'immédiateté de la sensation « en train de se faire» comme l'écrit, en français dans le texte, le poète Waly Salomão2. À la fois visuelles, tactiles et olfactives, se déployant dans l'espace, à la manière d'organismes vivants, ses œuvres sensuelles et séduisantes invitent à faire, de tout notre corps, l'expérience de l'art.
« Nous recevons constamment des informations, mais ici, je veux que nous cessions de penser, » déclare l'artiste. « Je crois que ne pas penser est bon : on respire la vie3 ». C'est justement par l'intermédiaire de cet acte vital qu'est la respiration que l'installation intitulée While Nothing Happens (2008) se manifeste d'abord au visiteur. Avant même que l'œuvre ne soit en vue, ses effluves de poivre, de cumin, de clous de girofle, de gingembre et de curcuma s'engouffrent dans ses narines, évoquant déjà images et souvenirs. Ces parfums, découvre-t-il ensuite, émanent d'une immense fleur de lycra blanc laissant choir ses nombreuses étamines dont les extrémités, au lieu de pollen, sont emplies d'épices flavescentes. S'y promenant, le nez en l'air, tant pour observer que pour humer, le visiteur se fait abeille butineuse, habitant d'un paysage multi-sensoriel qui se déploie aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur de lui et dont il retient d'infimes particules.
Quelqu'en soit la forme, c'est toujours cet enchevêtrement avec le monde que l'artiste donne à sentir dans ses œuvres odorifères dont les titres poétiques – We stopped just here at the time (2002), Just like drops in time, nothing (2002), While nothing happens (2008), etc. – encadrent des moments suspendus, ancrés dans le corps, mais toujours hors du temps.
© Clara Muller, 2023
1- Epices que l'artiste emploie également pour réaliser quelques œuvres sur papier abstraites et colorées : soleils de safran, figure de curcuma soufflées, flous de clou de girofle, etc.
2 - Waly Salomão, « Homage » dans G. Brett et al. (dir.), Hélio Oiticica, Paris, Editions du Jeu de Paume, 1992, p. 244.
3 - Ernesto Neto, cité par le Guggenheim Bilbao dans le texte de l'exposition « Ernesto Neto : le corps qui m'emporte », 14/02/2014 – 18/05/2014.
Vu à :
Exposition « Belle Haleine. L'Odeur de l'art »
Musée Tinguely
Bâle
Suisse
2015