Autorretrato en el tiempo / Autoportrait dans le temps, 1981-2019 © Esther Ferrer. Suite composée de 64 photographies. Tirages 50 x 40 cm (trois ex). Photos ci-dessus : 2019-2009, 1981-2019, 2019-1981.
Chère Esther, tu sais que chaque page de Transverse est consacrée à une œuvre. Je fais parfois des entretiens avec certains artistes pour approfondir leur démarche et mieux contextualiser l’œuvre. Je te remercie d’avoir accepté de m’accorder du temps. Peux-tu me dire laquelle de tes pièces tu as choisie?
J’aimerais parler d’une pièce qui est importante pour moi, je l’ai commencée en 1981. Tous les 5 ans je me fais un nouveau portrait photographique, puis je le coupe en deux en son milieu et je colle ses moitiés avec Ies moitiés des autres visages antérieurs. Il faut d’abord que j’explique d’où m’est venue l’idée de travailler avec mon corps. Idée que j’ai partagée avec beaucoup de femmes artistes pour lesquelles dans les années 60/70 le corps était un matériau de travail. Nous avons commencé à revendiquer plus visiblement le droit de disposer de notre corps, le droit d’avorter, la liberté sexuelle, l’égalité hommes / femmes… On voulait montrer qu’il était notre propriété et on voulait véhiculer quelque chose de différent du canon de beauté traditionnelle que la femme a assimilé, digéré, incorporé et qui la représente dans l’histoire de l’art. Jusque là il était utilisé par la société patriarcale comme un vecteur de communication de tout ce que nous refusions désormais : stéréotypes, peur, phallocratie…. Nous voulions enlever toutes les toiles d’araignée d’une éducation normaliste qui faisait croire qu’il y avait des comportements évidents pour une femme, qu’il fallait s’en tenir à l’image qu’on nous imposait. Ça nous a pris du temps de nous dé-formater, tout était défendu, ce qui n’était pas la norme était interdit, le monde était bien délimité, au centre d’un vide. Il nous fallait structurer ce vide, trouver notre liberté d’agir, définir par nous-mêmes nos façons d’être. On a eu la chance de vivre dans une époque de luttes, on a vu les choses changer. Maintenant il y a une réaction horrible on n’aurait pas imaginé qu’on reviendrait sur le droit à l’avortement, qu’on se ferait traiter de « nazies féministes » comme cela a eu lieu dans certains pays récemment.
Par quel processus es-tu arrivée à cette « suite » ?
Initialement l’idée n’était pas de travailler à partir de mon propre corps, mais de parler du corps de la femme en général. En même temps je ne voulais pas utiliser un modèle, je voulais montrer un corps absolument ordinaire, qui ne pose pas, qui ne réponde pas aux canons de beauté dominants. Finalement le plus simple était de le faire avec mon propre corps.
Ce n’était pas la première fois que je me servais de mon apparence comme sujet et support de mon travail. Ainsi, en 1975 j’avais fait la vidéo Intimo y personal (Intime et personnel) qui se voulait un résumé de toutes les actions que j’avais réalisées avec mon corps nu. Comme je travaille souvent avec l’idée du temps qui passe, j’ai pensé faire des années plus tard une autre vidéo avec les mêmes actions pour montrer le vieillissement de mon corps entier, mais je n’ai pu le réaliser qu’à l’occasion de mon exposition au Mac Val en 2014 , et j’avais déjà 77 ans. Mon corps était celui d’une vieille femme, ce n’était pas seulement ma peau qui avait vieilli, c’était aussi mon expression, ma forme de marcher, etc. A l’invitation du Mac Val j’ai remontré Intimo y personal. Cette pièce a produit des réactions très étonnantes. Comme celle de la fille d’une journaliste qui se demandait si je n’avais pas honte de montrer mon corps vieux. Elle avait quinze ans !
Est-ce parce que tu ne maîtrisais pas suffisamment la vidéo que tu as choisi la photographie ?
Non, en réalité j’ai travaillé très peu avec la vidéo, avant de faire « Autoportrait dans le temps », j’avais déjà fait à la fin des années 70 une série des photos « Mis labores », c’étaient des « autoportraits malgré moi », par ce que en réalité je voulais faire ce travail avec le visage de quelqu’un d’autre, et j’ai commencé à demander à mes amies. Quand je leur disais que j’allais coudre sur leur photo, la couper, et la recoller etc. elles étaient très réticentes. Donc, j’ai pensé que le mieux était que je le fasse avec mon propre portrait.
C’est après cette série que j’ai initié Autoportrait dans le temps, à partir de photos également. C’est seulement des années plus tard que constatant que le support change en partie l’interprétation de l’œuvre, j’ai décidé de reprendre la série de photos de cette œuvre en vidéo. On a fait un montage en indiquant les dates de la prise de vues sur la droite et la gauche. L’intérêt c’est que dans la série photos, ou présentée comme tel, l’image est fixe, c’est le spectateur qui bouge et contrôle le temps. Dans la vidéo c’est le contraire, l’image bouge, mais le spectateur est fixe et ne peut pas contrôler le temps. En plus curieusement, beaucoup de gens pensent que ce ne sont pas les mêmes photos bien que normalement j’expose les photos et la vidéo ensembles.
Peux-tu expliquer la méthode mise en œuvre pour cet Autoportrait dans le temps
L’origine est venue d’une réflexion sur le passage du temps. Car c’est quelque chose qui m’interroge depuis toujours : comment peut-on percevoir le temps alors qu’il ne s’arrête jamais. Je me souviens de mes parents revenant du théâtre, ma mère disant : « ça a duré 2 heures et demi et pourtant ça m’a semblé très court ». Je pensais : comment est-ce possible ? cette relativité de la perception du temps qui passe m’intriguait de là ma question : comment représenter le temps et comment travailler avec lui ? J’ai eu l’idée de représenter ce temps au moyen des traces qu’il laisse et au lieu de le faire en peinture j’ai préféré utiliser la photo, pour éviter surtout le coté subjectif. Dans la peinture tu peux « tricher » même sans te rendre compte, dans la photo c’est plus difficile, si tu pars du principe qu’il n’y aura pas de retouches.
Au commencement en 1981 je me suis dit que la prochaine prise de vues se ferait en 1991. Mais en 1989 j’ai décidé que c’était trop long d’attendre et j’ai fait la seconde séance de prise de vues. J’ai coupé les deux photos par leur milieu, et j’ai collé chaque moitie d’une photo avec une moitié de l’autre, Ca faisait quatre visages A partir de là j’ai décidé de recommencer tous les 5 ans, ce que j’ai fait jusqu’à maintenant. Cette année j’ai fait une nouvelle photo. Actuellement il y a donc 64 photos dont 8 que j’appelle « madres » (mères), qui sont celles à partir desquelles je fais le montage.
Comment as-tu procédé pour maintenir ce même principe visuel pendant tout ce temps ?
Bien entendu, comme j’ai déjà dit, il n’y a pas eu des retouches car un des axes de mon travail est d’enlever tous les artifices. Et puis comme il n’y avait pas d’ordinateur en 81, on a dû faire beaucoup de pauses différentes. On procédait par approche, il fallait surtout avoir l’angle, placer très précisément la tête, la bouche, les yeux. On travaillait avec des tirages à la taille de ma tête qui coûtaient beaucoup d’argent, bien que l’opérateur soit un photographe de photos d’identité. On tâtonnait, il me disait de lever la tête de tourner un peu à gauche, etc. Pour avoir la taille le plus exacte possible, nous avons mesuré la taille de l’iris, car il parait que c’est l’unique élément qui ne change pas au long de la vie. C’est curieux parfois on a mesuré l’œil entier et les mesures de 1981 par exemple ne correspondaient pas à celles de 2014, mais l’iris oui. Nous ne retouchions ni les rides, ni les lèvres qui s’amenuisaient au fil du temps, rien. Il faut respecter le passage du temps !
Mais pour les raccords c’est de plus en plus difficile. Cette année quand on commencera à coller la photo d’aujourd’hui avec les autres je pense que ça va être un peu monstrueux. On verra.
Je les expose toujours accrochées en ligne, comme sur la ligne du temps. Des jeunes femmes m’ont félicitée pour mon « courage » de montrer mon vieillissement !. Mais tout ça c’est moi, c’est ainsi que je suis ! Je ne vois pas pourquoi je ne le montrerai pas.
Il y a des photos irréconciliables c’est comme dans la vie où il y a des choses qui se sont déroulées que tu peux recomposer, arranger, et d’autres pour lesquelles tu ne peux rien faire. Ce n’est pas seulement le passage du temps mais c’est le fait qu’on ne peut pas remonter en arrière. Petit à petit s’installe une décalage auquel il faut s’adapter.
Peut-on revenir sur ton approche du concept de temps?
L’idée de temps est très importante dans mon travail, il y a déjà l’idée de prendre mon temps pour faire ce travail. Je commence d’abord par écrire l’idée et ce n’est qu’après que je décide si je vais faire un dessin, ou une installation, un objet ou une performance. Si c’est une performance, je fais les dessins des mouvements, dans un espace imaginaire. C’est comme une partition, de fait je les appelle comme ça, je pense beaucoup au rythme de l’action, qui bien sur in situ peut changer beaucoup, aussi bien parce que j’ai envie de le changer, que parce que la participation du public ou un autre « accident » le change, mais pour moi, comme disait Cage, « l’accident fait partie de l’œuvre ».
Dans mes actions il y a toujours un rythme intérieur, et c’est le mien. Je suis sûre que les gens le perçoivent autrement, puisqu’ils perçoivent toujours de l’extérieur de l’action. Le temps est une inconnue, tout comme l’espace. Mais on ne peut pas séparer le temps de l’espace. L’espace, on croit savoir ce que c’est, théoriquement on peut le contrôler. On a la sensation qu’on peut l’embrasser du regard, on le parcourt, c’est quelque chose de matériel. Alors que le temps ne peut pas se contrôler, il passe inexorablement.
Mes actions peuvent durer une minute ou très longtemps. Elle ne sont pas conçues dans le but d’occuper l’espace-temps. Leur durée s’impose à moi quand je considère que c’est absolument nécessaire, pour que l’idée soit plus perceptibe.
On me compare souvent à Opalka, dont j’apprécie beaucoup la démarche. Lui aussi restitue une perception du temps et de la vie mais je ne pourrais pas comme lui travailler sur le même sujet tous les jours. Quand je travaille intensément sur les nombres premiers ou l’idée de l’infini par exemple, je montre un processus dans lequel je suis entraînée. Ca peut même durer plusieurs années, mais à un moment il faut que je m’arrête, parce qu’autrement ça deviendrait une obsession. Je suis diverse je n’ai pas envie de me coincer dans une seule histoire.
Pour Autoportrait dans le temps c’est toujours le photographe qui m’appelle pour me rappeler qu’il faut faire la prise de vues. La dernière a eu lieu cette année. Je ne sais pas comment je serai dans 5 ans. J’aurai 87 ans, peut-être ne serai-je plus là.
Comment règles-tu la réception de ton œuvre, et la relation au public ?
Le langage de l’art ne passe pas forcément par la langue. Les gens peuvent réfléchir tout seuls. Un exemple en 1973 Cage a invité Zaj, notre groupe, formé par Walter Marchetti, Juan Hidalgo et moi-même, aux États Unis . Nous avons fait une tournée de performances dans des Universités et Centres culturels. Vingt ans plus tard j’étais à New York avec Tom1, dans une party et un homme, la quarantaine, m’a abordée et m’a raconté qu’il avait détesté sur le coup notre performance qu’il avait vue dans son Université de Colorado. Il avait pensé à l’époque que c’était une arnaque, une stupidité, mais maintenant il reconnaissait qu’elle l’avait marquée. A tel point qu’enseignant dans une école d’art, tous les ans il consacrait un cours à ZAJ.
La plupart du temps je n’explique rien. Je respecte beaucoup les interprétations des gens je n’ai aucun problème. Mais parfois expliquer permet de donner les éléments qui peut-être vont aider les personnes à réfléchir. Et s’ils refusent de le faire c’est leur droit. J’affirme le droit d’être libre, je ne veux pas imposer une interprétation aux autres.
Mais quand je fais une pièce soi-disant militante là je fais attention, je veux qu’elle soit comprise. Dans ce cas, je suis un véhicule d’information, je veux qu’on sache comment ça s’est passé, qu’on comprenne de quoi je parle. Après le public peut aimer l’œuvre ou pas, mais je ne donne pas trop de possibilités d’interprétation. Je veux être la plus claire possible pour signaler la direction. Je sacrifie tout à l’efficacité. Si l’idée est bonne elle sera facile à comprendre. C’est le cas pour Autoportrait dans le temps, je mets toujours les dates, d’un côté et de l’autre de chaque photo, pour que le public comprenne immédiatement de quoi il s’agit et les « mères » aussi, sont datées en bas de chaque photo.
Entretien Anne-Marie Morice
réalisé le 3 mai, repris, relu, complêté en octobre 2019
1Tom Johnson, compagnon d’Esther Ferrer, compositeur performeur
Vu à
MacVal (France)
Exposition monographique
Face B. Image / Autoportrait
du 15 février au 13 juillet 2014
http://www.macval.fr/Esther-Ferrer-Face-B-Image-Autoportrait
Catalogue édité par le Frac Bretagne et le Mac/Val, 2014.
Site de l’artiste