Untitled Film Still#21, 1978; Untitled #299, 1994 (de la série Fashion); Untitled 216, 1989 (de la série History Portraits/Old Masters)
Cindy Sherman, née dans le New Jersey (NY) en 1954 est devenue mondialement célèbre par ses autoportraits, on en dénombre plus de cinq mille. Lors de son exposition au MOMA, New York, en 2012, ils ont été exposés en taille monumentale qui accentuait le corps de l’artiste exprimant ainsi une position critique aigue, d’un point de vue culturel et féministe. Étant elle-même son propre modèle, ses nombreuses images visent à interroger le paradoxe d’une saturation visuelle exponentielle où prédominent les représentations traditionnelles de la féminité. Hôtesses de l'air, secrétaires, ménagères efficaces, filles romantiques, maîtresses, chasseresses, reines, bohémiennes, clowns, socialistes sont autant de personnages que Sherman met en scène, en utilisant son propre visage et son corps.
Mais son art n'est pas constitué uniquement d'images romanesques. Avec ses scènes de viol, ses femmes maltraitées ou mortes, réduites à l’état de pantins défigurés ou détruits, exposées au milieu de gravats, d'excréments et de fluides repoussants, le vaste répertoire de cette artiste nous surprend toujours. Avec ses autoportraits fictionnels, l’artiste participe aux débats sur les questions contemporaines fondamentales. Elle œuvre notamment à dénoncer un monde dans lequel l’individue-femme doit évoluer dans une sphère publique dépourvue d’émotions, sans odeurs ni visage, comme le dit Sennett dans son ouvrage célèbre Les Tyrannies de l´Intimité1 (1988). Les gens de cet univers deviennent de plus en plus réservés, inexpressifs et prudents, cette attitude est particulièrement recommandée aux femmes. Sherman exploite au maximum le manque d'expression de la femme moderne, qui cherche à se protéger et à dissimuler socialement ses sentiments et ses émotions, tout en étant poussée à exposer virtuellement son intimité et à la faire entrer dans un registre public non seulement par narcissisme ou exhibitionnisme, mais pour pouvoir exister dans une époque d'homogénéisation absolue de l’être.
D'où la prolifération du spectacle de soi, du «self-show» sur Facebook, les blogs, les réseaux sociaux en même temps que de l'intérêt pour l'intimité de l'autre, comme on le voit dans les émissions de télé-réalité. Cependant, cette avalanche d'images de Sherman par elle-même dans des musées, des magazines et d'autres espaces et cyberespaces, au lieu de révéler son moi ne montre rien d'elle. Elle y est une anonyme, une femme, une image construite, facilement reconnaissable, facilement localisée. Ce travail artistique pointe alors les paradoxes de l'individu dans la société privatisée ou « narcissique », dans laquelle le manque d'expression en public contraste avec les demandes d’authenticité de chacun. Ce qui impressionne particulièrement sont les contrastes entre le fait de parler de soi sans en faire un récit autobiographique, de produire un soi fictif pour aboutir à une critique sociale de l'identité féminine et des représentations dominantes du corps féminin. C’est en utilisant son corps propre qu’elle devient elle-même le personnage principal. Elle y parvient sans viser l'auto-révélation ou l'auto-affirmation, mais plutôt en se désubjectivant et en se défaisant des innombrables stéréotypes de figures féminines prévisibles. Elle remet ainsi en question l'utilisation même de la photographie comme moyen de rendre la réalité fidèlement. Sherman manifeste, à travers son art, ses critiques des formes culturelles phallocentriques et expose sa propre interprétation du monde contemporain. Elle met en scène les multiples manières dont les femmes sont montrées dans les médias, les arts visuels, le cinéma, la culture, révélant la nature construite de telles représentations. Toutes les femmes qu’elle incarne dans ses autoportraits sont des caricatures, parfois ridicules et grotesques, expressions des stéréotypes et de l’étroitesse d’esprit de notre monde.
C’est particulièrement visible quand elle aborde les années cinquante dévoilant l’ennui profond du consumérisme, la vie dans la classe moyenne américaine quelque temps avant le début de la guerre du Vietnam et le mouvement pour les droits civils. Ce sont des images qui subvertissent, qui produisent un déplacement, une mise en accusation des prisons dans lesquelles sont enfermées les identités, des images qui se moquent d'elles-mêmes. Ces autoportraits représentent des personnages anciens, démodés, décadents et défigurés, parfois monstrueux sous leur masque social. En utilisant la stratégie du masque, la photographe fait valoir l'exagération du féminin, et l'aspect performatif de la féminité, comme l'a observé Cottington (2005: 78). D’une part, des éléments tels que des cheveux non peignés, du rouge à lèvres barbouillé, des sourcils exagérés, des sourires commerciaux, des dents jaunies, des vêtements en loques, des expressions figées, composent des personnages datés et en désaccord; d'autre part, le recours à des objets tels que les implants mammaires de la Vierge Mère a pour effet de désacraliser la maternité, qui a été considérée comme essence de l'identité féminine pendant des siècles. Sherman met le monde entier dans un immense musée et fait de cet inventaire un spectacle. Elle signifie probablement le vieillissement des manières d'être actuelles, lançant un avertissement sur la nécessité de se transformer, de se réinventer et de produire de nouvelles manières d'exister. Il est intéressant de noter que, pour réaliser ces productions, elle joue plusieurs rôles : celui de modèle, dont elle est la propre photographe, mais aussi de maquilleuse, coiffeuse et styliste, assumant des tâches qu’elle tient à faire elle-même.
Plusieurs moments peuvent être soulignés dans la production de son oeuvre, de la fin des années soixante-dix à nos jours. Ils commencent par la série Untitled Film Stills, où apparaissent, dans des intérieurs, en noir et blanc, des jeunes femmes romantiques, étudiantes ou femmes au foyer, faisant référence au film noir ou à des images hollywoodiennes célèbres. Elle travaille ensuite ses photographies sous la forme d'images colorées, constituant une immense galerie de types sociaux féminins pas toujours de première jeunesse, telles que la mondaine, l'intellectuelle, la philanthrope, l'alcoolique, l'aristocrate décadente, la chasseresse, la folle. Elle passe ensuite à l’utilisation de mannequins, de poupées en plastique et d'autres objets pour produire des scènes tristes, lourdes et répugnantes, morbides, évoquant la violence sexuelle, le viol, la défiguration ou la dégénérescence corporelle. À l’époque où elle vivait en Italie, entre 1989 et 1990, Cindy Sherman a composé ses History Portraits, un ensemble de trente-cinq photographies dans lesquelles elle parodie les œuvres classiques des grands maîtres de la Renaissance, du baroque et d’autres périodes. Selon ses déclarations, ce travail n'est pas exécuté à partir de l'étude des originaux, mais à partir de reproductions.
Elle dit : «Quand je faisais ces photos d'histoire, je vivais à Rome mais je ne suis jamais allée dans les églises et les musées de la ville. J'ai travaillé sur des livres, avec des reproductions. C’est un aspect de la photographie que j’apprécie conceptuellement: l’idée que les images peuvent être reproduites et visualisées à tout moment, n’importe où et par n’importe qui. ” Quoi qu’il en soit, ses photographies - plus considérées par certains critiques comme des peintures, étant donnée l’élaboration artistique nécessaire à leur fabrication - révèlent une connaissance assez étendue de la peinture des grands maîtres de la tradition européenne, comme Piero della Francesca, Boticelli, Rafael, Rubens entre autres. En ce sens, ses relectures, loin d’être méprisantes ou d’être une critique des classiques, peuvent être interprétées comme un hommage plein d’humour à la tradition. Autrement dit, ces œuvres pourraient nous permettre de réfléchir à la relation établie par la photographe avec le présent et le passé, car, à mes yeux, le recours à la parodie d’œuvres classiques vise à «jouer» ou à «faire partie d’un jeu» entamé avec la tradition, et à remettre celle-ci en question en produisant des effets d'étrangeté. Elle adresse ainsi des critiques féministes à la culture sexiste qui, provenant d’une longue histoire, persiste de nos jours.
On sait que le portrait individuel gagne en importance à la Renaissance, délaissant les pièces de monnaie et les fresques pour des peintures à partir desquelles la notion d'individualité s’est construite. Selon le célèbre historien suisse Jacob Burckhardt (1898/2012: 52), au IXe siècle, par exemple, dans les miniatures, les mosaïques et les bas-reliefs en ivoire qui représentaient les papes et les puissants, la tenue officielle et l'inscription suffisaient pour reconnaître ceux-ci, l’artiste pouvant rarement les voir de près. Il raconte que, selon Vasari, c'est à partir du XIIIe siècle que de plus en plus de peintres italiens commencent à se préoccuper de ressemblance, tentant de représenter les gens de manière plus reconnaissables, plus proches du naturel. C’est ainsi que le Saint François d’Assise du Giotto est considéré comme «la figure dont la représentation en peinture montre d’abord la volonté d’exprimer une similarité qui ait du sens» en Italie (Burckhardt, 1898/2012: 52). Faisant preuve d’un soin extrême porté à l'individualisation des images, y compris son propre autoportrait, Giotto a fait les portraits de personnalités célèbres, dont un pape, qui sont devenus un modèle exemplaire pour la peinture italienne (Burckhardt, 2012: 52). Contrairement à ces références conceptuelles, la parodie post-moderne de Sherman déconstruit et défigure l’original, en commençant par l’utilisation de son propre visage et de son propre corps. En traversant des époques différentes tout en gardant une forte référence à la peinture initiale, l’artiste exagère certains traits des personnages, transformant l’expression faciale de l’un, quand elle augmente le volume des sourcils de l’autre, allonge un front ou un nez, ou lorsque elle adapte les vêtements ou les ornements, produisant des effets tantôt comiques, tantôt étranges par rapport aux images de référence. C’est ainsi que nous voyons dans Untitled#211, une relecture, avec un nez allongé, du tableau de Battista Sforza de Piero della Francesca ; ou, dans Untitled#226, une appropriation du portrait de Barbara Pallavicino, peint par Alessandro Araldi. Son audace et son manque de respect se manifestent lorsqu'elle dote d’ un sein prothétique et protubérant la madone de Untitled#216, faisant référence à la Madone à l'Enfant de Jean Fouquet, ou dans Untitled#223, lorsqu’elle reprend l'image de l'Ecole de Leonardo : Madonna Litta ; ou encore dans Untitled#225 quand elle surcharge et défait les traits délicats du personnage de Simonetta Vespucci, peint par Sandro Boticelli. Quelles sont les significations possibles de cette production exhaustive d'autoportraits réinventés à partir de ceux des maîtres de la tradition italienne? Il est clair que le désir d'immortaliser existait depuis longtemps dans les œuvres d'art occidentales mais le souci de la similitude, du «portrait naturel», comme nous l'avons souligné à partir des explications de Burckhardt, n’apparaît qu’à partir des peintures italiennes de la Renaissance. Or dans le travail esthétique et ludique de Sherman, nous devrions nous interroger sur la signification de la défiguration du visage et de la dénaturalisation / défiguration du corps, si nous pouvons ainsi appeler l'utilisation de prothèses mammaires dans la figure asexuée de la Sainte Mère…
En questionnant les significations possibles des autoportraits de cette photographe, j'insiste sur la manière dont elle fait une critique ironique de la culture patriarcale, en s'attaquant aux stéréotypes du corps féminin promu par les médias et en remettant en question la place de la femme. et du féminin dans la société. Dans cette non-réalisation de sa propre subjectivité, dans cette production du soi comme s’il était un autre, ou dans ce mouvement de désubjectivation, on peut également lire sa propre inquiétude et les interprétations qu’elle produit de notre propre présent, son «écriture du moi »au sens foucaldien du terme, où apparaît une Cindy Sherman en rebelle radicale, lubrique et désobéissante. Il serait également utile de réfléchir à la dimension politique de ces images, qui remettent en question la primauté du sujet et des récits qu'elles suscitent. L'art apparaît comme une forme de critique de la culture, une dénonciation des formes d'exclusion sociale, de confinement et d'oppression de la femme recluse à certaines identités et certains rôles sociaux. Il révèle ainsi la capacité raffinée d'observation de la photographe.
Pour exprimer son interprétation féministe du monde et subvertir la notion de fidélité réaliste de la photographie, elle n’hésite pas à créer des mises en scènes théâtrales ou picturales évoquant une vie quotidienne prosaïque et ennuyeuse, telle que vécue par les ménagères, les hôtesses ou les secrétaires des années cinquante. On peut donc voir d’autres modes de subjectivisation dans cette critique acerbe de la normativité sociale imposée aux femmes. Je souligne enfin l'élément de l’inconstance féminine présenté dans ces images répétées d'elle-même, ioù elle incarne différentes figures de femmes avec lesquelles elle ne s'identifie manifestement pas. Comme on le sait, la prétendue inconstance des femmes a souvent été interprétée, dans le discours masculin, comme un signe d’infériorité morale, d’incapacité à devenir une figure civilisée, et donc sédentaire, attachée depuis toujours et pour toujours à une seule identité - celle de la mère de famille, une femme hygiènique. Mais c’est précisément le point que Sherman veut déstabiliser en repensant l’inconstance des femmes d’un point de vue féministe, et en mettant en lumière d’autres significations possibles, telle celle que nous rappelle Norma Telles dans son travail sur les femmes écrivains du XIXème siècle (2012).
Cette auteure s’attache à penser l’inconstance féminine au prisme du nomadisme deleuzien, en tant que « ligne de fuite » ouvrante qui permet aux femmes d’avoir toute une gamme de couleurs, de mouvements, de reconnaissance des humeurs, de création d’images muettes à sa disposition (Telles, 2012: 256). Cindy Sherman défie l’imaginaire culturel avec radicalité, elle dénonce la normativité sociale qui a longtemps empêché les femmes de se connaître et de se définir par elles-mêmes, elle agit également sur les codes de l’art faits par les hommes. Et ce faisant elle nous surprend par sa puissance créative, originale et joyeuse.
Margareth Rago
Publication du Laboratoire Labrys, études féministes, en anglais sous le titre « Dé-subjectification », Cindy Sherman, 2013
1The Fall of The Public Man, On the social psychology of capitalism,Random House USA Inc, 1977
Vu à
MOMA (New York)
26 février – 11 juin 2012
Suivre Cindy Sherman sur Instagram www.instagram.com/cindysherman