De la série Americana Print, Textile, 1926. 25,4 x 20,32 cm, épreuve gelatino-argentique. Galerie Keith de Lellis
En pleine période ascendante de la modernité, Edward J. Steichen reçoit une proposition de Ruzzie Green, directeur artistique de la prestigieuse Stelhi Silk Corporation pour créer, par la photographie, des motifs destinés à être sérigraphiés sur des tissus de soie1. L’artiste, qui a été avec Stieglitz chef de file du mouvement pictorialiste aux Etats-Unis, garde le désir de mener la photographie au-delà de ses propriétés documentaires pour l’ancrer dans la sensibilité et l’imaginaire. Il trouve dans la publicité, la mode et la décoration des débouchés pour appliquer ses recherches esthétiques, tout en poursuivant son œuvre personnelle. Il relate avoir accepté l’offre à condition de n’avoir à concevoir ni des fleurs ni des guirlandes. Ce qui ne pose pas de problème à son commanditaire.
C’est ainsi qu’il composera en studio et à la chambre cette série de natures mortes destinées à être sérigraphiées sur des robes et chemisiers. Pour cela il se posera le défi de n’utiliser que des objets du quotidien de l’Américain moyen, dont la banalité sera transfigurée par leur réitération, leur disposition insolite, l’éclairage et les dispositions en figures géométriques qui peuvent se raccorder à l’infini. Personne ne peut distinguer au premier abord que le kaléidoscope d’éléments graphiques de Steichen est un assemblage de haricots secs, de morceaux de moquette, de sucres, de boutons, de boules de mites, de lunettes, d’allumettes, de cigarettes. Entre visibilité et invisibilité, ces objets inaccoutumés dans l’univers de la mode sont transformés en volumes et formes séduisants rythmant avec élégance des surfaces lisses précieuses. Les rayons de lumière méticuleusement orientés de façon directe ou indirecte creusent l’image et accentuent les effets de couleur et de relief.
Les allumettes par exemple semblent au premier abord résulter d’une fin de partie de Mikado. Elles sont en fait minutieusement disposées en faisceaux sur le fond clair. Elles épousent les ombres qui s’enchaînent en plages sombres rectilignes. Les extrémités foncées ponctuent chaque bouquet. Des petites boîtes d’allumettes de poche américaines sont placées au milieu des assemblages. Disposées en quinconce, ces compositions visuelles font penser aux fusées d’un joyeux et gracieux feu d’artifice.
Cette série d’Edward J. Steichen s’inscrit dans les débuts du design moderne américain. De 1925 à 1940 a été créée une large gamme d'objets destinés à la classe moyenne aussi fonctionnels qu’innovants, rejetant l’imitation ou la reproduction de styles anciens, préférant les lignes et les formes géométriques épurées, à l’instar du Bauhaus et du design scandinave, utilisant les technologies industrielle et la production de masse2. Les compositions audacieuses de Steichen imposent le vernaculaire sur l’étoffe précieuse, cette seconde peau qui sophistique les corps. Ellespermettent une nouvelle approche du design d’ornements en convoquant la réalité dans les objets que leregard désire.
Une sublime et émouvante épreuve originale gélatino-argentique issue des prises de vue de Matches and Match-boxes a été l’une des pièces maîtresses de Paris Photo 2018 présentée par la galerie new yorkaise Keith de Lellis. Elle est à mettre en regard avec la planche du tissu lissé produit un an après par l’entreprise qui l’a depuis offerte au Metropolitan Museum of Art.
Anne-Marie Morice
1 Steichen, A life in photography, 1963, Doubleday
2 American Modern: 1925-1940 — Design for a New Age, Stewart J. Johnson, 2000, Harry N. Abrams
Vu à
Paris Photo
8-11 novembre 2018
Galerie Keith de Lellis