Projet non réalisé. Vue de l'exposition au LAM (photo : N. Dewitte / LaM), dessin préparatoire, couverture du livre de l’artiste réédité par Naima Editions.
Comme le disait Vitruve1, l’architecture est à la fois une science et un art. Pour parvenir à cet art qui englobe la maîtrise de tous les autres arts, ou presque, le peintre Nicolas Schöffer s’est fait sculpteur, plasticien sonore, urbaniste, théoricien, philosophe, mathématicien, ingénieur, physicien, anthropologue, en autre. Cette démarche globalisante lui inspira la théorie du spatiodynamisme2 ou "l'intégration constructive et dynamique de l'espace dans l'œuvre plastique", qui lui fait envisager la sculpture comme un dispositif, vecteur de mouvement et de lumière, et la construction de la ville sous la forme d’un « relief » composé d’unités et de sculptures « qui deviennent des éléments modulés en hauteur et en largeur sur le terrain. » Egalement pionnier des théories cybernétiques et engagé dans le mouvement de l’architecture visionnaire, il envisage de doter les cités de sites rassemblant les informations de leurs activités, sortes de cerveaux collectifs auxquels il donnera la forme de tours, à la fois « instruments et oeuvres d’art »3.
La Tour Lumière cybernétique fut proposée pour le futur quartier d’affaires de La Défense en 1968. Elle aurait dû voir le jour à deux kilomêtres du centre de La Défense au bord de l'autoroute Paris-St-Germain. Sur une structure complexe à base d'acier inoxydable qui devait mesurer selon les versions entre 324 et 347 m de hauteur, cette élévation en lignes droites et angles présentait des surfaces polies qui captaient la lumière et des miroirs qui la redistribuaient. Elle aurait pu contenir 15.000 visiteurs en même temps et réaliser 8 à 10 rotations par jour. Sur les sept plateformes, on y aurait trouvé un restaurant, une salle de conférences, des commerces, un musée de la technologie, une salle livrant les grands principes de construction de l’édifice, une plateforme panoramique au sommet et au sous sol un musée Nicolas Schöffer, la salle du grand ordinateur, une librairie, et une salle de commande individuelle où les visiteurs auraient pu, par le son, simuler la modification du programme de fonctionnement de la tour.
Selon le principe cybernétique, la Tour Lumière aurait traité les informations proches et lointaines qu'elle aurait perçu au travers des capteurs de l’époque, hygromètres, thermomètres, anémomètres, cellules photo-électriques et micros, désignés par l’artiste comme « organes de perception »4. Elles les aurait traduits grâce à la programmation et la mise en action de la technologie. Equipée par un « réseau complexe et interréactif qui relie intimement les fonctions technique, esthétique et sociale 5», elle était vouée à développer sa propre interactivité, à acquérir une intelligence propre de son environnement et à être à la confluence des systèmes de flux, de rythmes et de gouvernances. La Tour Lumière aurait pu « servir de baromètre » en indiquant par exemple « par l’excitation des rouges le mauvais temps ou par le ralentissement des mouvements et la prédominance du bleu le beau temps »6. Elle aurait pu également intervenir sur les paramètres de la vie urbaine et en permettre « l’amélioration puis la régulation ». Schöffer citait en exemple la circulation routière, prévoyant de créer un centre d’informations pour les usagers.
Schöffer était conscient du caractère exceptionnel de son projet. C’était « la plus grande et la plus complète œuvre d’art jamais réalisée, (disait-il). Le système de son fonctionnement esthétique remplit également un rôle fonctionnel considérable. »7 Par sa forme et sa personnalité, cette descendante sur-douée de la Tour Eiffel reprenait son principe de singularité. Tournée vers l'élévation, elle aurait incarné ce que l'homme peut produire de meilleur. Schöffer proposait d’ériger un monument à un panthéisme d’un nouveau genre, dirigé vers le progrès et la connaissance. Un bâtiment qui pense, qui agit et qui relie.
Image-signal, au cœur des mutations urbaines, d'un pays qui va de l'avant et qui est réconcilié avec la technologie et l'innovation, la construction de la Tour Lumière Cybernétique offrait une opportunité inégalée de faire le lien entre les changements profonds de société et les destins individuels. Nourrie de découvertes scientifiques de première importance, et d’interrogations profondes sur les directions à prendre, elle aurait cristallisé nos désirs d'évolution et d'amélioration tout en affirmant que les rôles de l'art, de l'artiste, et du sensible participent à part entière aux débats de société.
Le projet fut tout d'abord soumis à André Malraux, ministre de la Culture. Viable techniquement et économiquement - l'idée était portée financièrement par la société Philips -, il passa de ministère en ministère. Alors que les fondations étaient déjà coulées, la mort de son principal soutien politique, Georges Pompidou, le priva de cet appui. Un temps repoussé à 1990, il fut finalement abandonné. En restent des sculptures-maquettes, des dessins préparatoires, des films, des écrits et une légende artistique et forcément urbaine qui a créé de nombreux émules dans l'art numérique.
Anne-Marie Morice
1 « L’architecture est une science qui embrasse une grande variété d’études et de connaissances ; elle connaît et juge de toutes les productions des autres arts. Elle est le fruit de la pratique et de la théorie. » Vitruve, De l’architecture, 90 av. J.C.
2 « Le spatiodynamisme, c'est-à-dire l'utilisation de l'espace en tant que matériau de base exclusif de mes structures. Par la suite, j'ai ajouté à l'espace la lumière et surtout le temps. Ainsi, je suis devenu programmateur de ces trois matériaux. » N. Schöffer
3Dossier La Tour Lumière Cybernétique, 1972, archives Nicolas Schöffer
4Dossier La Tour Lumière Cybernétique, 1972, archives Nicolas Schöffer
5Dossier La Tour Lumière Cybernétique, 1972, archives Nicolas Schöffer
6Dossier La Tour Lumière Cybernétique, 1972, archives Nicolas Schöffer
7Dossier La Tour Lumière Cybernétique, 1972, archives Nicolas Schöffer
Vu à
LAM (France)
Exposition Nicolas Schöffer rétroprospective
du 23 février au 20 mai 2018
Commissaire : Arnauld Pierre
Pour en savoir plus
Cinq publications des écrits de Nicolas Schöffer sont disponibles au format numérique sur le site des Editions Naima
https://www.naimaunlimited.com/categorie-publication/publications/