De la série Les Sols, installation dans quatre lieux de la ville de Thouars. Photos Sophie Brossais.
EMBRASSER LE CONTEXTE
Impossible d’aborder l’oeuvre de Veit Stratmann sans prendre en compte son hypersensibilité au contexte physique qui l’accueille. L’artiste inclut depuis longtemps l’architecture, la lumière, le spectateur, le va-et-vient entre espace d’exposition et espace public comme éléments fondamentaux de ses installations. Pour Thouars, quatre lieux sont devenus les réceptacles transitoires d’une œuvre à parcourir et à rêver.
TRAME PASSE-MURAILLE
A partir de relevés géométrés et de données de géolocalisation, l’artiste a posé une trame virtuelle sur la ville, qu’il a laissée apparaître concrètement, le temps de l’exposition, sur le sol de quatre lieux choisis, délimités par des architectures. Cette trame, composée de modules circulaires de taille identique répétés à l’infini, s’est vue fatalement incisée par la silhouette de chaque bâtiment. Par ce découpage, l’artiste suggérait le hors-champ, la possibilité d’un prolongement, d’une connexion magique et proliférante à l’échelle de Thouars, voire du monde entier : l’oeuvre passe-muraille, qui relie un territoire autant qu’elle interroge la notion de frontière, agissait comme un révélateur d’espace.
PETITS POIS POP
La véritable naissance du motif à pois date du XXe siècle avec la mécanisation, le modernisme et l’avènement de l’art abstrait. Les motifs géométriques, les lignes pures et régulières s’imposent en architecture, dans l’art comme dans la mode : à la base, les pois ou « Polka dots » en anglais constituent un motif connoté d’enfance, Minnie se voit d’ailleurs affublée d’une jupette à pois dès 1930, puis les pin-ups et les stars du glamour hollywoodien l’adoptent, Marylin Monroe en tète. En choisissant ce motif pour sa trame thouarsaise, Veit Stratmann a croisé plusieurs histoires : il rappelle avec humour que les pratiques abstraites rejoignent parfois celles du Pop Art et de la mode, de Wassily Kandinsky à Francis Baudevin, de Roy Lichtenstein à Brigit Riley, de Sigmar Polke à Yayoi Kusama. Ce faisant, bien sûr que Veit Stratmann bouscule accessoirement la notion d’auteur, de singularité, d’originalité, de propriété du motif. Son installation à la mesure de la ville était un programme, elle évacuait allègrement la question de l’origine de la création pour lui préférer celle de la destination de l’oeuvre, ce qu’elle devient une fois foulée par le public, ce qu’elle parvient à créer en terme d’impact psychosensoriel sur le paysage.
GEO LINO
Déclinée en cercles de linoléum aux couleurs acidulées, la trame de Veit Stratmann s’est offerte à la déambulation ludique, surface à l’effet de saturation visuelle créant un rythme et une vibration lumineuse, un jeu entre pleins et vides, une circulation dynamique. Choisir un tel matériau ordinaire (le lino) et le sol pour espace d’expression privilégié n’a rien d’anodin : en lointain écho revient la genèse de l’art all over, lorsque Jackson Pollock rabaisse l’oeuvre à l’horizontale, et déverse à l’occasion mégots et petits rebuts à sa surface. Pour Veit Stratmann, ce dispositif horizontal permet d’ouvrir des espaces relationnels ambigus, d’activer des zones de contact un peu troubles. Entre le trivial et l’extraordinaire, entre la décoration domestique et l’histoire de la peinture, il désigne une nouvelle géographie de l’art.
QUI REGARDE QUOI
Ces projets de sols ébranlent forcément le statut du visiteur face à l’oeuvre : comment regarde-t-on une surface sur laquelle on déambule ? Devient-on soi-même le sujet de l’exposition ? Les autres visiteurs font-ils partie de l’installation ? Comment aborder la double nature de ce maillage à la fois réel et immatériel, ici et au-delà des murs ?
En produisant des formes difficilement catégorisables, Veit Stratmann suggère l’oscillation permanente entre acteur et regardeur, entre réalité et virtualité. Une forme de responsabilité s’instaure vis-à-vis de l’oeuvre, qui incorpore de facto le spectateur, et pose incessamment la question de son propre format : l’art peut-il exister isolé du monde ? Où finit l’oeuvre et où commence le monde ?
Eva Prouteau
Vu à
Exposition Veit Stratmann Une Trame / Thouars
Centre d’art La Chapelle Jeanne d’Arc (France)
Commissaire : Sophie Brossais
25 juin - 30 octobre 2016