Spectacle

David Ray
  • Spectacle, David Ray, 2016 ©Morgan Labar
  • Spectacle, David Ray, 2016 ©Morgan Labar
  • Spectacle, David Ray, 2016 ©Morgan Labar

Installation , 2016, faïence, émail, feuille d’or et décalcomanies.

 

Huit assiettes sur une nappe immaculée, quatre bougeoirs, deux saucières et une soupière très rococo qu’on pourrait prendre de loin pour de la porcelaine de Saxe : presque de quoi se croire à table un soir au milieu du XVIIIe siècle. Mais à y regarder de plus près, David Ray nous propose plutôt une plongée des plus kitsch au cœur de la société du spectacle. Car en lieu et place des motifs végétaux et animaux, des scènes pastorales ou mythologiques, c’est à des appareils photos en porcelaine que nous avons à faire, à des sportifs professionnels entourés de micros, à leurs supporters et à quelques jambes de danseuses du Crazy-Horse.

Le mélange est détonnant : les assiettes dentelées ornées de liserés à la feuille d’or conjuguent trois types d’iconographies qui deviennent difficiles à démêler. Le sport – spectacle – de haut niveau traité en décalcomanies, technique à bas coût s’il en est ; l’esthétique rococo du milieu du XVIIIe siècle ; enfin le kitsch de la vaisselle de grands-mères. À la surface irrégulière et grumeleuse de la soupière émergent des objectifs photographiques dont la lentille figure un œil braqué sur le spectateur. Le glissement de l’appareil photo à la caméra de surveillance est insensible, mais bien présent. Foucault après Debord, le panoptique après les mass média. Ce n’est pas nous qui regardons le spectacle, c’est le spectacle qui nous regarde. Lacan avec Foucault après Debord ?

Poussant le didactisme jusque dans ses ultimes retranchements, l’artiste a planté entre deux pairs de bougeoirs un homme avachi, bière à la main. Il trône ainsi devant le spectacle de la soupière : les stars du sport, les jambes des filles et le crépitement des flashs. Son fauteuil est orné des mêmes motifs champêtres déjà identifiés sur le pourtour des assiettes. Ces motifs kitsch deviennent littéralement envahissant, jusqu’à venir orner les bustiers des danseuses de french cancan qui forment le socle de la soupière. Ces dernières alternent avec des colonnes à l’antique de guingois recouvertes, comme les jambes des danseuses, des silhouettes bleues de supporters.

Spectacle est l’envers cauchemardesque – mais si séduisant – de la « nuit des nuits » du sport australien, la cérémonie Charles Bronlow lors de laquelle est récompensé le meilleur joueur de la ligue nationale de football. C’est la figurine de ce trophée, plus élancée que celle des Oscars – spectacle, quand tu nous tiens – qui couronne la soupière en lui impulsant un mouvement ascensionnel : de la foule grouillante des caméras, des supporters et des jambes de pin-up émerge l’Athlète, svelte et aérien. L’esclave mourant de Michel-Ange s’extirpant de sa gangue de pierre, en version plus glamour...

Non content du télescopage d’esthétiques radicalement étrangères les unes aux autres, David Ray leur donne forme dans un matériau peu prisé par l’art contemporain : la céramique. Son maniérisme déstructuré jusqu’à la confusion, son incohérence stylistique affectent le spectateur d’un embarras tenace. Les convives de cet étrange dîner risquent à n’en pas douter de se sentir gênés. L’artiste joue avec la double nature de la céramique de table, à la fois l’une des premières productions industrielles de masse avant le XIXe siècle – dont les assiettes sur les murs de grand-mère sont un avatar désuet – et dans le même temps un matériau ayant donné lieu à des productions d’un raffinement extrême, symbolisant le luxe, le prestige, la distinction aristocratique. C’est pour cela qu’il offre une image spéculaire des derniers développements de la société du spectacle que diagnostiquait Guy Debord en 1967 : une élite restreinte sur laquelle tous les projecteurs sont braqués se partage la manne offerte par tous ceux qui ont les yeux braqués sur eux.

Derrière l’usage du matériau, exposé dans toutes ses contradictions (on reconnaît à la fois l’assiette de mamie et la soupière Louis XVI), c’est la distribution inégale des richesses qui pointe le bout de son nez. « Décalcomanié » dans le fond d’une assiette, ce hockeyeur ramassant des billets de banques avec sa crosse est là pour nous le rappeler. Le sportif hyper médiatisé aurait-il quelque parenté avec les habitués des luxueux casinos ? L’œuvre de David Ray, dans sa débauche de formes et de couleurs, fait résonner le bruit des machines à sous de Las Vegas. Elle est traversée par l’animation du Strip, l’artère principale de la ville où s’alignent modèles réduits de la Tour Eiffel, du Palais des Doges et de statues antiques.

Le traitement figuratif de la foule des spectateurs, silhouettes qui donnent l’impression d’avoir été faites au pochoir, convoque de manière subtile l’iconographie du peuple révolutionnaire. Il propose un contraste saisissant entre l’anonymat austère de ceux qui regardent et l’hyper-individuation des stars du sport. La surexposition médiatique les a hissé sur une nouvelle Olympe, où l’on festoie loin (hors ?) du commun, tout en offrant un modèle archétypal de réussite individuelle et libérale.

Mais les dieux du stade en ce début de XXIe siècle ont prit l’apparence de l’hydre de l’Herne sur une table à dîner ; à moins qu’il ne s’agisse d’une nouvelle tête de Méduse. Si les yeux braqués sur le spectateur ne le tuent pas, ils l’immobilisent dans une apathie parfois secouée de convulsions – but !

« Commodity rules over lived experience » et « the spectacle is money for contemplation… an abstract representation of happiness » peut-on lire sur deux des assiettes… Food for thought, dit-on en bon anglais. Au risque de l’indigestion.

 

Morgan Labar

 

Vu à 

Basil Seller Art Prize 5th Exhibition,

Ian Potter Museum,

Melbourne, août 2016.