The Pont-Neuf Wrapped

Christo et Jeanne-Claude
  • The Pont Neuf Wrapped, Paris 1975-1985, Photo Wolfgang Voltz, © Christ 1985-2005
  • The Pont-Neuf Wrapped (Project for Paris), 1976 [Le Pont-Neuf empaqueté (Projet pour Paris)] collection de l'artiste
  • Purple Store Front, 1964- collection de l'artiste

        The Pont-Neuf Wrapped, Paris 1975-1985 (Le Pont-Neuf empaqueté, Paris, 1975-1985)

Visuels par ordre de navigation : The Pont Neuf Wrapped, Paris, 1975-85. Photo: Wolfgang Volz © Christo 1985; The Pont-Neuf Wrapped (Project for Paris), 1976 [Le Pont-Neuf empaqueté (Projet pour Paris)] Mine graphite, fusain, pastel, stylo à bille, tissu, fil, carton, photographie de Wolfgang Volz, agrafes et colle sur papier contrecollé sur carton, 71 × 56 cm. Collection de l’artiste ;  Purple Store Front, 1964 [Devanture de magasin rose] Bois, Plexiglas, métal, peinture émaillée, tissu, papier, lumière électrique 235 × 220 × 35,5 cm  . Collection de l’artiste

 

L’exposition Christo et Jeanne-Claude Paris ! au Centre Pompidou, sous le commissariat de Sophie Duplaix, a permis de revenir sur la genèse artistique et la mise en œuvre du « geste » inoubliable : The Pont-Neuf Wrapped, Paris 1975-1985 (Le Pont-Neuf empaqueté, Paris, 1975-1985

Nés tous les deux en 1935 Christo et Jeanne-Claude avaient commencé à travailler sur ce projet dès les années 70. Un texte signé Christo le décrit avec précision en 1976. Il est reproduit dans la monographie accompagnant l'exposition, qui regroupe la plupart des documents textes, photographies, plans et textes rendant compte des racines profondes du projet1. L'idée première était de recréer le « lien entre les rives droite et gauche et l'île de la Cité » sur le plus ancien pont de Paris, constituant un de ses axes de circulation le plus important. Je me réfèrerai à la thèse de la géographe Anne Volvey et reprendrait son terme d’oeuvres « christoliennes ».2 Le prénom Christo devenu signature ayant éclipsé son patronyme Javacheff, le dérivé : « christolien » permettra de qualifier l’oeuvre du couple. Je me réfèrerai aussi à la monographie publiée par le Centre Pompidou, à un texte que j’ai publié en 1981 dans le journal Libération, et à plusieurs entretiens avec Johannes Schaub.

Paris où le couple se rencontra à une époque où la ville était encore perçue, mais plus pour très longtemps, comme le centre de l’art moderne. Et pas n’importe où dans Paris mais en son centre géographique et historique, proche de là ou déjà en 1963 Christo avait fait sa première installation, Le Rideau de fer, non loin du Pont Neuf et des galeries majeures d’une époque où la France, attachée à la question du pictural, était en train de perdre son ascendant international en matière d’arts visuels.

Le projet atteint son apogée du 22 septembre au 6 octobre 1985. Il fallut pour le réaliser quarante mille mètres carrés de toile, douze tonnes de câbles d'acier, une armature métallique transformant la silhouette des piles du pont, des équipes de cordistes, des barges, et beaucoup de personnes impliquées.

Christo et Jeanne-Claude ont formé un couple symbiotique, ils n'auraient pu accomplir leur projet artistique l'un sans l'autre même si c'est Christo qui a toujours été le porte-parole de l'oeuvre. Espérons que l'histoire de l'art pourra fournir sur Jeanne-Claude plus d'éclairages que ceux dont nous disposons actuellement. Pour le réfugié politique qu'était Christo la notion de liberté est sans doute un fil conducteur, son refus d’une subjectivité imposée, son besoin de liberté d’être un individu maître de sa singularité l’ont placé parmi les artistes les plus intéressants de la deuxième moitié du XXe siècle.

En ce qui concerne Jeanne-Claude on peut aussi se risquer à penser qu’elle aspirait à cette même liberté. Longtemps considérée comme la femne d'affaires du couple, Jeanne-Claude acquiert dans l’exposition une pleine présence humaine grâce au film d'Albert et David Maysles Christo in Paris, où on peut mesurer la possibilité d'autonomie qu'a procurée à la jeune femme sa vie avec Christo. Issue de la grande aristocratie militaire, elle a donné corps aux visions de son partenaire, en appliquant une méthode économique et une clairvoyance relationnelle pointues que corrobore le succès immense rencontré. Leurs réponses aux « Most common errors »3 sont édifiantes, notamment celle-ci qui qualifie bien l'exigence de leur engagement réciproque : « Christo et Jeanne-Claude ne dépensent pas leur argent pour ce qui est le plaisir habituel de la plupart des gens, ils ont leurs propres priorités, ils dépensent leur argent pour ce qui est leur plaisir : construire des œuvres d'art de JOIE et de BEAUTÉ pour eux-mêmes et leurs collaborateurs, avant tout, et pour que tous en profitent gratuitement. »

L’exposition a jeté un éclairage très édifiant sur les pratiques d'empaquetage, axe important dans l’oeuvre christolienne. Dans les premières salles étaient exposées 80 oeuvres créées de 1958, année où Christo et Jeanne- Claude se rencontrent, jusqu’à 1964, date à laquelle les artistes s’installent définitivement à New York. Une découverte pour la plupart de ces œuvres qui permet d'embrasser la complexité de ce qui a généré les gestes in situ en extérieur.

En pleine apothéose de l'abstraction lyrique, Christo part comme tant d’autres de la surface pour la faire devenir matière, paysage, sculpture. Très vite apparaissent ses premiers empaquetages à base de bâches plissées figeant dans la résine des objets ainsi « momifiés » dit-il. Idée germée probablement dans la période clandestine et nomade du jeune fugitif avec ses valises. Dès l’origine, idée clairement politique, naissant dans le contexte de la guerre froide et l'édification du mur de Berlin qui, tout en séparant les populations, soutrayait radicalement la réalité de l'empire communiste aux regards du reste du monde.

Des Empaquetages ont été présentés sous ce titre dès 1961 à la Galerie Haro Lauhus de Cologne, et c'est sur le port de cette ville que Christo accomplit son premier projet éphémère, d' « Empaquetages à quai » - des fûts de pétrole- dans un espace public extérieur au système de l’art et très emblématique de l’immigration. Sa lecture particulière de la façon dont l'espace commun est gêré l'amènera à concevoir des « gestes »4 radicaux, révélateurs autant que rectificateurs, chaque installation devenant une puissante synthèse des tensions et circulations en présence sur des sites, choisis pour être des points emblématiques des rapports d’échange et de force qui font l’espace public.

Un souvenir plus ancien maintes fois évoqué par Christo5, mentionné dans le catalogue, permet de mieux comprendre les éléments déclencheurs de cette démarche. Etudiant il devait participer à des séances de scénographies des campagnes bulgares imposées par l'Académie des beaux-arts de Sofia. « Nous étions obligés de donner notre samedi ou dimanche au Parti, à la révolution prolétarienne... le Parti tenait beaucoup à ce que le paysage et la vue sur 400 km le long de la ligne de l'Orient Express, de la frontière serbe à la frontière turque, paraissent beaux, dynamiques, prospères, et pleins d’activité. 6» Les artistes en herbe devaient conseiller les ouvriers d'usine, les éleveurs, les fermiers. « Dans les coopératives agricoles ils guidaient les agriculteurs dans leur façon de présenter à leur avantage leurs tracteurs et autres machines; ils leurs montraient également comment couvrir de bâches les meules de foin pour embellir le paysage rural.» 7

De ces expériences où propagande et publicité se rejoignent, et où la bâche joue un rôle de premier plan, naît aussi une composante forte, sociologique, de la démarche christolienne : l’interdisciplinarité. «  C'était peut-être une partie très importante, parce que pendant ces week-ends, j'ai pris goût à travailler avec des personnes différentes en dehors du monde académique des universitaires, des personnes qui ne faisaient pas d'art mais qui géraient l'espace d'une manière différente »8. Dans ses projets extérieurs in situ, Christo était confronté à chaque fois à cette dimension nécessaire de liaisons sociales au sein de laquelle le projet se construit. Christo9 « Personne ne débat de la peinture d’un peintre avant qu’elle soit terminée. Nous, nos projets font l’objet de discussions pendant des mois, des années, c’est fabuleux. Cela participe à la dynamique, à l’énergie qui se dégagent de chacune de nos installations.» Laure Martin-Poulet dénombre ainsi que « trente entreprises, essentiellement françaises (…) et dans la phase finale plus de mille personnes» ont participé au projet Pont Neuf.

Le processus de développement de chaque projet est complexe. Il repose sur un long temps de virtualité (ou immatérialité) de l’oeuvre, ce qui est souvent le cas pour les artistes, sauf qu’ici le cycle classique ne se déroule pas comme prévu puisque l’actualisation est temporaire puis se réincarne, dans des reliques somptueuses, aux murs des musées, des galeries, dans les appartements de collectionneurs, dans les livres et les documentaires sur l'art.

Chaque projet commence de la même façon sous forme de dessins, collages, maquettes, courriers, appels téléphoniques. Car avant l'épiphanie vient le repérage de ce qui est à même d'ouvrir les portes du dénouement : mais contrairement à d’autres pays, en France ce sont les politiques qui donnent le feu vert pour les interventions dans l’espace public car l’État en est propriétaire de la plus grande partie. Pour le Pont-Neuf les « Extraits du Journal de travail de Jeanne-Claude » détaillent la liste des contacts démarchés en France. Ils commencent par « 1977, 23 septembre : Téléphoné à Papa à Paris pour lui demander des renseignements sur Jacques Chirac ». Après ce premier contact s'ensuivent Pontus Hulten, Madame Pompidou, Lise et Jacques Toubon, Alain Juppé, Michel Guy, Michel Debré, Yvon Lambert, Daniel Templon, Mme de Charnières, Jean Tinguely… Rien n'y fait, Chirac, sous la pression des élites, hésite. On apprend qu'Edouard Balladur opposé au projet, fait tout pour l’en dissuader. Le documentaire Christo in Paris10 diffusé dans l’exposition nous a replongé dans les antichambres des différents pouvoirs qui se partagaient la gouvernance de la capitale à cette époque. En 1980, l'équipe se renforce avec Johannes Schaub qui devient le manager du projet parisien. Heureusement, la victoire de François Mitterrand à la Présidence en 1981 établit un contre-pouvoir. Entre en scène Jack Lang…

* * *

Et c’est en octobre 1981 que je découvre la communauté élargie du projet Pont-Neuf. En passant devant le bâtiment amiral de la Samaritaine, je vois la maquette du projet. Pigiste pour la nouvelle formule de Libération, je propose le sujet à Hervé Gauville chef de la rubrique culture. Hélas Christo incarnait pour cet intellectuel gauchiste le cynisme même de l’ art américain. Il ne pouvait admettre que Christo puisse penser que l’art était un bien commun, ni qu’il puisse faire une synthèse entre sa culture d’origine, marxiste, et la volonté d’entreprendre typique du système libéral. De guerre lasse, j’ai donc été aiguillée vers la rubrique Têtes d’affiche et j’ai rencontré Johannes Schaub puis Christo.

Johannes Schaub, consultant en communication pour les entreprises, avait créé une « méthode d’initiation à la démarche créative », une stratégie subtile de lobbying qui consistait à obtenir le soutien actif de cadres dirigeants français en les faisant entrer dans la dynamique du projet.11 Les membres du « groupe d’étude pour aboutir à la réalisation du Pont-Neuf empaqueté » ont fourni ainsi des conseils, des contacts, et ont fait circuler l’information dans leurs différents réseaux. On aperçoit Schaub dans le film des frères Maysles projeté au Centre Pompidou. Il avait obtenu les pleins pouvoirs des Christo, pour la faisabilité technique, administrative et politique. Mais il reste discret alors qu’il fut essentiel imprimant sa méthode influentielle, adaptée au contexte parisien, à la conduite du projet. Sa stratégie était d’occuper le terrain dans un temps long qui permettait de faire passer en douceur l'idée, du stade d’adhésion à celui d’aspiration profonde, autant pour les usagers réguliers du Pont Neuf que pour ceux qui ont joué un rôle de levier : la haute bourgeoisie et la sphère politique. Son témoignage nous permet de retrouver la dimension contextuelle des années 80. Jeanne-Claude avec l'appui de son père allait frapper aux portes des hommes de pouvoir, organisait des diners et des rencontres suivies de buffets mondains. Johannes Schaube de son côté avait fédéré une équipe conduite par Laure Martin-Poulet. Ces groupes sillonnaient les rues, les restaurants d'entreprise de La Samaritaine et de La Monnaie de Paris, les cafés, sans oublier les grandes écoles et autres lieux fréquentés par les classes supérieures françaises. Christo faisait l’unanimité grâce à ses conférences ponctuées de la projection du film Le Rideau dans la Vallée (Valley Curtain) et terminées par des distributions des cartes postales des projets antérieurs.

C’est un mélange festif d’art et de politique qui m’a tout de suite attirée. Il se manifestait sous la forme d’une néo-agit-prop joyeuse, non idéologique, une énergie propagandiste en faveur de l’art, du lien social, entraînante, incontournable. « Combien ça coûte ? » était inévitablement la première question. D’emblée elle donnait le ton, et permettait de parler de la vision esthétique de l’économie des artistes, de leur utilisation du système marchand pour financer leurs œuvres, sans forcément évoquer les emprunts bancaires remboursés grâce à la vente des dessins préparatoires. Selon Laure Martin-Poulet le projet a coûté « quatre millions de dollars financés par le couple grâce à la vente d’oeuvres originales de Christo ».

Il fallait vivre cette expérience. En une journée je verrai Christo, sans Jeanne-Claude, affronter et séduire les agents de police, les conservateurs du patrimoine, les riches, les socialistes, la classe moyenne et ouvrière, les entrepreneurs, les publicitaires, les journalistes, les professionnels de l’art, tous convaincus au final par les mêmes informations que Christo avait su communiquer dans les mots adaptés à chaque public. Et j’assistais aux prémisses d’un projet artistique réussissant ce miracle de mettre tout le monde d'accord.

Après un entretien d’une heure qu’il eut la gentillesse de m’accorder, je fus invitée à un dîner à La Coupole, une table ouverte autour d’huitres, soirée très animée qui finit tard. Les participants se renouvelaient, on vit passer des journalistes, des représentants de la mairie de Paris, un avocat du cabinet Badinter, des proches de Jack Lang. Tout le monde se parlait, l'enthousiasme régnait, on était au coeur de l’action.

Voilà comment le passionnant compte-rendu que j’aurais aimé écrire est devenu un article bref, accompagné d’une photo d’archive de Christo brandissant un porte-voix sous le titre « Comment vendre le Pont Neuf aux Parisiens ? » Titre aussi leste que mon texte remanié pour ce changement de destination. Inutile de dire combien j’étais surprise quand en 1985 Libération, quatre ans après, et beaucoup moins dogmatique, en a « couvert » les moindres faits, éditant même une double page centrale en quadrichromie reproduisant un dessin inédit de Christo qu'on pouvait détacher et faire signer à l'artiste lors d’un rendez vous privilégié. Encore une trouvaille de Johannes Schaub qui présenta Christo à Serge July. J'ignorais à l'époque qu'un autre journaliste de Libération voulait suivre ce projet depuis son origine et qu'il avait essuyé le même refus. Ce fut lui, Laurent Gally,qui finalement pu couvrir l'événement pour le journal.

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On retiendra d’abord du projet Pont Neuf, sa beauté formelle, sa poésie dépassant toutes les prévisions, la perfection de l'enveloppement qui transformait ce vénérable ouvrage historique en château surgissant des brumes. Les piles et les corbeilles dissimulées et restructurées par l’armature métallique semblant des figures de proues cachées, revêtues de plissés impeccables à la grecque. Dans le catalogue du Centre Pompidou, Sophie Duplaix relève ces phrases de Christo. « Je crée des œuvres complètement irrationnelles, irresponsables, sans justification. En même temps elles concernent des milliers d'individus qui sont engagés dans un geste poétique. »12

Mais la vision de Christo & Jeanne-Claude était loin d’être irrationnelle. Elle démontrait combien la force d’un projet monumental est d’autant plus grande que le site est chargé d’enjeux que la démarche artistique révèle et dépasse. Ce choix a été on l’a vu politique ou plutôt géopolitique, comme le fut aussi l’intervention sur le Reischtag, symbole de la République allemande, ou le sera l’an prochain celle sur l’Arc de Triomphe. D’autres enjeux sont problématisés par les interventions des artistes : des questions de propriété de l’espace, d’usages, d’impact environnemental, ou de topographie, d’esthétique, et qui mènent à beaucoup de démarches, des auditions publiques, des questions d’assurance, de responsabilités, d’ingénieurie, une activité mêlant le social à la technocratie dont l’abondante documentation est conservée désormais par l’Estate of Christo V. Javacheff.

La localisation était déterminante dans le choix des projets. Le Pont Neuf incarnait la figure du moyen de communication essentiel, la route la plus simple et rapide entre deux rives qui en conséquence augmente les contacts entre des personnes. La plupart des projets des artistes s’inscrivaient dans une topologie particulière comme les Surrounded Islands dont on a pu voir un très beau dessin préparatoire à la galerie Sage13 qui présentait un ensemble de pièces majeures sous plexiglas, agrégant des documents, cartes géographiques, de relief, vues aériennes à des dessins magistraux à grande échelle aux couleurs subtiles réalisés par Christo. Ces éléments de travail avaient servi à réfléchir et trouver les solutions techniques. Le couple,, à l’instar des artistes conceptuels de l’époque, utilisait le terme « mixed medias » pour informer sur les techniques et matériaux utilisés, terme laconique qui peut aussi s’appliquer aux œuvres en extérieur in situ.

Les intérêts des artistes se portaient aussi sur des questions d’anthropologie, et soulignaient comment on peut repenser l’espace et la temporalité par l’expérience qu’on en fait dans une culture donnée. Leur emploi de la toile, « fait écho au tissage des formes de vie avec une des plus anciennes des matières fabriquées par l’homme », me disait Christo en 1981 citant en exemple les nomades du Tibet, maîtres du tissage, qui à l’époque commençaient à subir la pression autoritaire de Pékin. On comprend aisément en quoi la tente, habitat des peuples itinérants était chère à Christo, l’étranger.

C'est entre les phases d'occultation et de « révélation par la dissimulation » comme le dit David Boudon 14 que le vocabulaire formel christolien prend une dimension plus intérieure. Pour en éprouver l’effet, les devantures de magasins exposées par le Centre Pompidou et la galerie Cahiers d’Art15 nous ont donné l’occasion d’analyser son coefficient d’impénétrabilité. Ces vitrines occultées au regard par des papiers krafts interrogent les frontières entre l’intime - le dedans-, et le public - le dehors-, avec une approche délibérément qualifiée par Christo de « voyeuriste », fil déroulé dans un long entretien que l’artiste a donné à la Revue Cahiers d’Art, intitulé « je suis toujours l’étranger ». La saisissante scénographie, conçue par Christo lui-même pour la galerie Cahiers d'art avant son décès, nous fait retrouver le sentiment de curiosité un peu déplacée ou d’empathie frustrée que nous pouvons éprouver lorsque nous sommes trop près de certains secrets.

L’action de cacher peut aussi servir à effacer pendant un temps les limites administratives, politiques qui séparent les humains et leurs activités. Recouvrir permet de dégager la vue et d’engager l’imaginaire à s’élargir. Voiler prend donc le sens d’unifier, en dissimulant ce qui gêne, et engage le spectateur à aller au contact. La toile, au lieu du béton, invite, provoque. Elle inspire le désir de toucher, encouragés que nous serons par la douceur tactile sous nos doigts, et sous nos pas quand notre marche sera amortie par cette seconde peau. Transgression douce que de marcher dans la rue sur un tissu qui prend la lumière, de percevoir le son urbain atténué, de performer dans l'oeuvre et de s'y sentir bien

Pour Christo comme pour nombre d’artistes des années 60, l’art devait rester ouvert, telle la vie, en mouvement. Rappelons les relations très étroites du couple avec Yves Klein, Allan Kaprow, la réalisation par Christo d’une Flux Box pour George Maciunas s’inscrivant dans un projet de circulation et de démocratisation de l’art, et beaucoup d’autres éléments biographiques qui attestent que Christo avait incorporé l'avant-garde de l'époque dans sa pensée esthétique. Notamment, il souhaitait la fin de l’oeuvre d’art comme objet de consommation16. Parfois cousines du land art, ce que sont les Surrounded islands, les œuvres christoliennes se développaient aussi dans les convictions profondes d’un art public monumental qui puisse être directement perceptible par tout le monde. Visions de sculptures grandioses qui prennent toute leur portée grâce à leur éphémérité. Dans l’installation du Pont-Neuf, le plaisir venait aussi de voir l’objet sculptural de près, de loin, ou par en dessous sans avoir besoin de vues par hélicoptère pour être saisi d’émotion.

Refuser de dépendre d’un financement permettait au couple de rejeter les compromis mais aussi de rester dans une dimension de don-contre don. Cette forme de potlatch occupait le centre du dispositif. Rétablissant l’équilibre entre les pressions du marché et celles de la sphère publique, les gestes christoliens débloquaient les pouvoirs de l’imaginaire au sein d’un espace dont ils renforçaient le sens commun. Le couple compte parmi les artistes étant allé aussi loin qu’il leur était possible dans le rapport à l’altérité. Au point que, de plus en plus, à la générosité de leur geste a répondu un enthousiasme populaire si envahissant que sa dimension festive a pu faire oublier l’émanation artistique.

 

Anne-Marie Morice

Pour entrer dans les détails passionnants de la stratégie et de la mise en œuvre il est prévu que Transverse publie prochainement un entretien avec Johannes Schaub qui constituera la deuxième parution autour du projet.

 

1 Christo et Jeanne-Claude Paris!, 256 pages , 20 x 26 cm,sous la direction de Sophie Duplaix, Editions du Centre Pompidou, Paris, 2020

2 Anne Volvey. Art et spatialités d’après l’oeuvre in situ outdoors de Christo et Jeanne-Claude. Objet

textile, objet d’art et oeuvre d’art dans l’action artistique et l’expérience esthétique, Géographie.

Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2003. Français

4Sophie Duplaix propose le terme de geste pour signifier la dimension à la fois physique et symbolique donnée aux projets

5 Spies, 1977, 1988, 1989 ; Vaizey, 1990 ; Baal-Teshuva, 1995

6 Entretiens de 1976-77 avec B. Diamonstein (Diamonstein, 1979) cité par Anne Volvey

7 Werner Spies, 1988

8 Diamonstein, ibid

9Fabrice Rousselot, Next Libération, 2 février 2011

10Albert et David Maysles, 1990, 58 mn

11Ces informations sont enrichies grâce à un entretien avec Johannes Schaub, réalisé en septembre 2020

12Entretien avec Julia Halperine dans Christo and Jeanne-Caude Works in progress, Zurich, Galerie Gmurzynska, 2016

13Christo Woks 1963 – 2020, 11 mai – 31 décembre 2020, SAGE Paris, www.sageparis.com

14 David Bourdon, Christo, New York, Abrams 1970

15Christo, Show Cases, Show Windows & Store Fronts – 1963-1966, 23 septembre – 31 décembre 2020 14 rue du Dragon, Cahiers d’Art 44e année, numéro spécial Christo

16 « Christo : Our perception of art is basically Victorian. The object, the commodity as a work of art is a completely recent perception (…). And of course the value of art in terms of a commodity object is an extremely recent perception. It’s very sad to see, but in the postindustrial epoch we are still living with objects that are physical elements and we venerate them like the Christians venerate the shirt of St. Peter in Rome. Before, art was a much more fluid communion (…). But when art became a commodity and we started to own it and to have it only for ourselves, that is when our monumentality started to be broken into small pieces. We cannot have monumentality when we are involved with commodity, with transportation of goods and all these things (…). » , Diamonstein, 1979

 

Vu à

Centre Georges Pompidou

Paris (France)

du 18 mars au 19 octobre 2020