Nu descendant l’escalier

Joan Rabascall
  • Le nu descendant l'escalier © Joan Rabascall

Photographie couleur marouflée sur toile, dimensions 195 x 97 cm (1987)

 

« Nu descendant l’escalier » est une œuvre de 1987 qui s’inscrit dans la série intitulée La Leçon de peinture dont la production s’est étalée sur plusieurs années. À l’origine il s’est agi pour Rabascall de réagir à ce qu’il percevait comme une forme de « retour à l’ordre » incarné par le mouvement de la Transvangardia italienne du début des années 80 et défendue notamment par le critique Achille Bonito Oliva.

Pourtant, lorsqu’à première vue on examine les tableaux qui constituent cette série, y compris ce « Nu descendant l’escalier », il est difficile d’y voir une quelconque contre-attaque contre un « retour à l’ordre » mais bien plutôt une forme de soumission à l’ordre de la représentation la plus scolaire. Le titre même de « leçon » reflète ce conformisme.

Les sources iconographiques auxquelles Rabascall a puisé pour produire cette série ne sont bien sûr pas étrangères à ce sentiment d’être en présence d’un vaste étalage des pires poncifs picturaux, qu’il s’agisse de nature mortes, de paysages ou de nus. Rabascall est en effet allé chercher ses « modèles » dans des revues européennes et américaines destinées à venir en aide aux personnes aspirant à devenir des artistes en suivant la formule populaire du « Do it yourself ».

Il convient à ce propos de faire remarquer que le verbe anglais « to do » se distingue de cet autre verbe avec lequel on le confond parfois, « to make », qui signifie à proprement parler « produire », « fabriquer », alors que « to do » a le sens plus général d’entreprendre de faire quelque chose. Autrement dit pour faire (to make) un tableau il faut entreprendre une action (to do) qui comporte plusieurs étapes : acheter des tubes de couleur, des pinceaux, de la toile, un châssis, etc. C’est au bon enchaînement de ces différentes actions en vue de représenter quelque chose que nous invite la leçon du « do it yourself ».

Et au fond on doit dire que Rabascall a appliqué rigoureusement les instructions de cette leçon. Peut-être même trop bien, au point de lui donner un tour qu’auraient certainement désavoué les auteurs de cette méthode. Car « do it yourself » ne veut pas dire dans l’esprit des maîtres (d’aucun maître en vérité) reproduire servilement ce qui est offert à l’attention de l’élève. Pour le dire autrement : l’élève Rabascall n’a pas respecté la distinction capitale entre le « to do » et le « to make ». Il a en effet choisi certaines images dans ces revues et a demandé à un laboratoire de les transposer sur toile selon un procédé mécanique. Il a réduit le « to make » - qui était à sa charge - à sa plus simple expression puisque la part du travail consistant à ouvrir des tubes de couleur et à étaler cette couleur sur un support a ici complètement disparue - ce qui n’est pas l’esprit du « do it yourself » bien entendu.  

C’est à ce point où « Nu descendant l’escalier » acquiert tout son sens et se détache de la série à laquelle il appartient comme l’avant-garde se détache du gros de la troupe. Car bien sûr le sujet et surtout le titre même de l’œuvre (donné par Rabascall et non par les auteurs de la méthode du « Do it yourself »…) évoque inévitablement l’artiste qui, le premier dans la tradition occidentale, a courcircuité l’étape du « to make » pour ne traiter que le « to do ». Or ça n’est justement pas avec son célèbre « Nu descendant un escalier » (1912) que Duchamp a franchi cette étape qui a marqué le destin de l’art occidental, mais tout juste après avec les ready-made qui, par définition, ont intégré en eux-mêmes l’étape du « to make » puisqu’ils sont prêts à l’emploi, de même qu’un tableau achevé est prêt à être accroché au mur.

Comme Duchamp, Rabascall semble dire : « à quoi bon refaire ce qui est déjà fait et prêt à l’emploi ? » À la manière de Duchamp, Rabascall re-présente à l’identique ce qui a déjà été représenté – à savoir un nu descendant un escalier qui vous invite à en faire de même pour exercer vos talents. Mais la différence avec Duchamp c’est que ce dernier re-présentait au sens propre quelque chose – un porte bouteille ou un urinoir – qui, dans l’esprit de ses makers, n’avait aucune ambition à représenter quelque chose mais qui était simplement posé là pour être acheté en vue de remplir une certaine fonction, de satisfaire certains besoins, et non pour être re-présenté ailleurs, par exemple dans une exposition intitulée The Armory show.

Rabascall re-présente au contraire une chose qui, dès le départ, a la ferme ambition de représenter quelque chose destiné à satisfaire une ambition plus élevée que de ranger des bouteilles vides. Il pousse la logique de la double présentation (présenter et re-présenter), inaugurée par le ready-made, jusque dans ses derniers retranchements.

Rabascall n’est donc pas le maker de ce tableau. Il en est le doer, de même que Duchamp n’est pas le maker de Fontaine - Who did that thing ? demanda le jury de l’Armory show en contemplant l’urinoir re-présenté dans une position inhabituelle.

L’histoire de l’art occidental du XXe siècle nous a appris que l’on pouvait prétendre être un auteur à part entière en re-présentant à l’identique – autrement dit sans copier comme on peut voir des gens le faire dans certains musées assis sur leurs petits sièges en toile – quelque chose d’achevé en soi. Cette extension du champ de l’autorité n’est pas admise par tout le monde, loin s’en faut. Pour beaucoup en effet, qui ne voient là qu’une « copie » et non une « re-présentation », ceci n’est pas de l’art. Or le droit a fini, non sans résistances, ce qui est normal, par admettre lui-aussi cette extension de l’autorité à la simple re-présentation. Mais il l’a assorti d’une condition capitale : cette re-présentation ne doit pas empiéter sur le droit de propriété qui appartient au premier maker, au premier producteur. Car il a bien fallu que quelqu’un dessine et colorie une première fois ce « Nu descendant l’escalier ». Aussi médiocre que puisse vous apparaître cette image quelqu’un en possède les droits. Compte tenu de la nature pédagogique de la publication où il a trouvé ce « nu », Rabascall n’a pas eu à demander l’autorisation au détenteur des droits de re-présenter cette image. Mais disons qu’il aurait pu et que cette autorisation aurait pu lui être refusée. Et si Rabascall découvrait qu’un autre artiste a utilisé la même image, avec le même titre, il serait en droit de demander réparation pour atteinte à ses droits concernant non pas la représentation (puisqu’il n’en est pas le producteur) mais sa re-présentation - qui elle est parfaitement originale au sens où elle trouve son origine chez Rabascall.

Cette situation a conduit à faire apparaître sur la scène de l’art occidental (et bientôt de toutes les autres cultures) une figure hybride formée d’un côté de l’artiste ne reconnaissant aucune limite à son « droit » d’appropriation dès lors que c’est pour satisfaire les besoins de son art, de l’autre l’auteur (bien vivant contrairement à la rumeur…), entité juridique détentrice de droits opposables à quiconque s’aventurerait à utiliser sans son autorisation, en totalité ou partiellement, ce qui a été « produit » (comme maker ou comme doer) par lui-même.

 

Jacques Soulillou

Paris, septembre 2019

 

Vu à

La Tabacalera (Madrid)

Février 2020