L'enlèvement d'Hélène

Gaëtan Viaris
  • D'après Girodano ©Gaëtan Viaris
  • D'après Giovanni Piazzetta ©Gaëtan Viaris
  • D'après Guido Reni ©Gaëtan Viaris

 Prélèvements d’après Giordano (Musée des Beaux-arts de Caen)Guido Reni (Paris, Musée du Louvre), Giovanni Piazzetta (Musée Granet, Aix-en-Provence). Tirages barytés d’auteur format 40x40.

 

Les ravissements d’Hélène

En retrait de l’épée que, telle un sexe dressé, brandit Enée et à laquelle font écho les bras des deux rameurs, le mouvement emporte tout sur une oblique qui, orthogonale à l’arme, descend le long du tableau du musée des beaux arts de Caen1 jusqu’à la poupe de l’embarcation déjà presque entièrement sortie de la toile. Hélène, dont le corps admirable est astreint à se plier à cette ligne, saisie d’étonnement, est saisie à bras le corps par Pâris, est saisie par le peintre à la façon d’un instantané photographique au risque de nous saisir à notre tour. Risque que se gardent bien d’encourir ses ravisseurs qui, tous, détournent leur regard du sien. Car, comme l’ont appris à leurs dépens les photographes, il n’y a jamais loin de la saisie du mouvement à son immobilisation, à sa pétrification. Pétrification que ne parvient pas à esquiver complètement le peintre qui s’évertue à contraindre la scène à se mouler dans l’espace pictural. Pétrification dont, au contraire, Gaëtan Viaris, ne craignant pas de se rapprocher toujours de la fille de Zeus - bien que le photographe ne puisse lui-même faire autrement que de maintenir une certaine distance – rejetant délibérément l’instantané pour la pose prétendument moins ‘photographique‘ prend carrément le parti . Et, telle Méduse, c’est Hélène qui se trouve pour finir pétrifiée. Pâris n’emporte plus sous son bras qu’une figure de cire. Non seulement tableau et mouvement se décomposent sous l’objectif (même si le raccourci augmente l’impression de mouvement) mais le corps d’Hélène, n’obéissant plus à nulle logique, en vient à se désarticuler. Cependant que ses traits impeccables entrent en décomposition. D’une photographie à l’autre, Hélène perd de plus en plus de sa fabuleuse beauté jusqu’à se muer en une monstrueuse poupée à la face grimaçante et aux doigts qui se tordent convulsivement. Les belles formes d’Hélène s’abîment dans le difforme, voire l’informe. Mais la beauté d’Hélène a –t-elle été jamais autre chose qu’un mythe?

Dans une autre version2 dont ne subsiste que le fragment conservé à Aix , Hélène, les bras en croix, comme emportée par l’extase vers les cieux, semble, plutôt qu’enlevée sur une embarcation par ses ravisseurs, devoir être retenue au sol par ceux-ci. Mais, plus encore que ses supposés ravisseurs, c’est la photographie de Gaëtan Viaris qui fait revenir Hélène vers le monde matériel, qui en ravale le visage jusqu’à la vulgarité sans renoncer pour autant à l’étrangéiser . La beauté d’Hélène s’est définitivement envolée sans même laisser de ‘beaux restes’ ; il ne reste plus qu’une créature cauchemardesque et contrefaite qui entraîne dans sa chute inéducable celui dont on a le plus grand mal à croire qu’il fut le beau Pâris.

Après tant d’éprouvantes aventures et bien d’autres encore, -peu importe si la chronologie est quelque peu bousculée-, Hélène ravie un certain nombre de fois, s’attend à se faire ravir une nouvelle fois. Hélène, renouant en cela avec la tradition homérique, consent désormais à tout. Les différents personnages se sont immobilisés et, sagement alignés, ont pris la pose. Enée, la lance dirigée en avant , d’un geste de la main tendue, geste que redouble l’index pointé de l’un des deux soldats du fond, se contente d’inviter Hélène à sortir, au bras de Pâris, du tableau3. Mais Hélène n’en demeure pas moins inexorablement figée, incapable d’avancer comme de reculer. Ce n’est qu’au terme d’un sinueux panoramique, dans la dernière des photographies de Gaëtan Viaris, qu’Hélène, dont il ne reste plus que la main posée dans la main de Pâris, s’est effectivement évanouie, encore qu’elle semble être sortie en fin de compte non dans la direction indiquée par Enée, mais comme à reculons. L’enlèvement a donc bien réussi mais il a eu pour auteur non point Pâris, mais Gaëtan Viaris qui s’est approprié à sa façon les différentes versions qu’il a pu photographier de l’Enlèvement d’Hélène.

La Photographie a beau tendre à subtiliser l’oeuvre originale pour s’y substituer, la photographie a beau tendre à devancer l’oeuvre photographiée, elle n’est pas pour autant simple substitut; il n’y a peut-être pas de plus grande différence qu’entre une oeuvre et sa “reproduction”. La thèse de Walter Benjamin, fréquemment mise à contribution mais rarement correctement rapportée, est que, en même temps que la photographie accroît indubitablement l’accès aux oeuvres d’art, les seules propriétés esthétiques qui nous sont accessibles aujourd’hui dans les oeuvres d’art, à “l’ère de leur reproductibilité technique”, y compris dans les oeuvres du passé, sont celles qui nous sont transmises par la photographie, qu’elles soient déjà les attributs des oeuvres reproduites, qu’elles résultent d’une transformation - à commencer par celle qui rend accessible ce qui ne l’était pas - ou qu’elles constituent des valeurs ajoutées par la photographie. Avec pour conséquence non seulement la “désacralisation” mais, paradoxalement en dernier ressort, la perte de tout caractère artistique au profit d’un caractère à la fois massif et cognitif. Cependant, si les photographies de Gaëtan Viaris contribuent bien à désacraliser des chefs-d’oeuvres jugés intouchables et font perdre à Hélène une beauté aujourd’hui obsolète, cette perte, qui est à rattacher à la crise générale des catégories esthétiques mais qui - même si l’histoire de l’art pratique également et la photographie et le détail - n’est pas compensée par un gain de caractère cognitif, n’implique nullement la perte de tout caractère artistique, pas plus, au demeurant que toute propriété esthètique .

Si les photographies de Gaëtan Viaris peuvent bien contribuer à nous familiariser avec les oeuvres du passé, elles « auréolent » surtout, en conformité avec l’un des plus puissants mobiles de l’art et de la photographie de ce siècle, des oeuvres qui nous paraissent familières, quand même elles ne nous étaient pas nécessairement connues , d’un soupçon « d’inquiétante familiarité ». Elles débanalisent notre perception, étrangéisent notre appréhension esthétique, renouvellent notre interprétation en développant des potentialités jusqu’à lors inexplorées qui n’en n’étaient pas moins déjà latentes dans les oeuvres, et en excluant ainsi toute gratuité, tout “effet”. D’autant que, le travail étant pour partie in situ le visiteur de l’exposition de Caen a toute latitude pour « redécouvrir » les tableaux consevés par le musée sous la seule condition de se garder de confondre les tableaux et les photographies, la réception qu’il a des tableaux et celle qui est la sienne des photographies. Jamais le « musée imaginaire » n’a été à la fois aussi imaginaire et aussi réel.

Encore les procédures employées n’en sont-elles pas moins, sinon des procédures proprement photographiques, du moins des procédures s’inscrivant dans d’importants traits paradigmatiques (au sens de Khun et non de Saussure) de la photographie de ce siècle. Ce qui exclut tout pictorialisme ou néo-pictorialisme. Le détail, ici, renvoit non tant au contexte d’où il a été « enlevé » ou à l’acte pictural qu’à l’acte photographique qui le génère au paradigme photographique de la fragmentation, du prélèvement. De même l’anamorphose, ici, n’a nullement pour ambition de nous inciter à restituer la vue supposée « correcte » : le point de vue de biais doit être rapporté au paradigme photographique de la vue oblique - paradigme comme l’on sait déjà exploré par la peinture ancienne d’Europe du Nord - par opposition au paradigme pictural albertien de frontalité que continue à respecter la plupart des peintures photographiées. Paradigme photographique de multiplicité enfin : Gaëtan Viaris propose souvent non pas une mais plusieurs vues d’un même tableau.

Quoi de plus simple apparemment, que la reproduction (approximativement) bidimensionnelle d’un objet (approximativement) bidimensionnel? Sans doute y-a-t-il la question que soulèvent les premières oeuvres de Jasper Johns : la représentation d’un drapeau, d’une cible, d’une carte de géographie, d’un chiffre ou une lettre de l’alphabet est elle-même ou non un drapeau, une cible, une carte de géographie ou une lettre de l’alphabet? Mais, dans le cas présent, il a été répondu par la négative que, bien que la photographie d’un tableau - quand ce n’est pas celle d’un objet quelconque - soit couramment (par le jugement courant) donnée pour le tableau - respectivement pour l’objet quelconque -, elle ne saurait être identifiée au tableau. Cependant, à l’encontre du dogme greenbergien de la planéité (là encore paradigme et non pas essence) et du refus de Wölfflin à une vue autre que frontale pour photographier non seulement une peinture bidimensionnelle mais également une sculpture tridimensionnelle, un « objet-plan » est toujours vu dans un espace tridimensionnel, la perception de l’objet le plus parfaitement plan est toujours une opération mettant en jeu les trois dimensions, la perception d’un objet disposé frontalement n’est jamais entièrement frontale. Ce qui conduisait déjà Cézanne à moduler jusqu’aux surfaces planes « représentées » dans ses peintures et aquarelles. Paradoxalement le refus de l’illusionisme conduit Gaëtan Viaris à soustraire Hélène à la planéité fictive et à lui faire aborder notre propre espace (ainsi que notre propre temps).

 

Jean-Claude Moineau

Texte du catalogue Anamorphose d’un regard sur la peinture baroque (1993)

 

1Luca Giordano, L'enlèvement d'Hélène, Caen Musée des Beaux-Arts.

2 Le tableau est de Giovanni Baptista Piazzetta, L'enlèvement d'Hélène, Aix-en-Provence, Musée Granet.

3Guido Reni, L'enlèvement d'Hélène, Paris, Musée du Louvre

 

Vu à 

- Musée des Beaux Arts de Caen (France), 1993

Exposition Anamorphose d’un regard sur la peinture baroque et Collection

 

- Walraff Museum Cologne 1993 (Allemagne)