La Chasse

Julie C. Fortier
  • La Chasse, 2014. Photo: Julie C. Fortier
  • La Chasse, 2014. Photo: Julie C. Fortier
  • La Chasse, 2014. Photo: Julie C. Fortier

Vue de l'installation lors de l’exposition Vertige, Centre d’art Micro-onde. 80 000 touches à parfums, 600 x 700 cm. Photo: Julie C. Fortier.

 

Depuis plusieurs années, le travail de Julie C. Fortier, née à Sherbrooke au Québec en 1973, réunit celui de plasticienne et de parfumeuse, de performeuse et de conteuse. Au sein d'une pratique originellement visuelle, l'artiste fait s'exprimer l'invisible et embrasse l'éphémère. Formée à la formulation de parfums, elle expérimente depuis 2013 les multiples potentialités de ce médium qu'est l'odeur, dans son rapport à l'espace, au temps, au langage, à la mémoire. Dans le sillage de Des Esseintes, le héros de Huysmans qui s'appliquait à peindre dans l'air de fugitifs paysages odorants, Julie C. Fortier poursuit un travail olfactif figuratif et narratif. Œuvre fondatrice de cette pratique, La Chasse (2014-2016) se déploie comme une fresque monumentale à même les cimaises de la galerie. Les presque 100 000 touches en papier qui composent l'œuvre forment un paysage pointilliste abstrait, dans lequel l'œil ne peut saisir ni image, ni motif, sinon la vague impression d'observer l'étendue d'une forêt enneigée depuis le ciel. Le récit annoncé par le titre ne prend forme qu'à l'approche du nez : de gauche à droite trois parfums se succèdent. C'est seulement à travers cet enchaînement de senteurs que surgissent les images et que, silencieusement, s'articule l'histoire.

La verte luxuriance d'une prairie apparaît d'abord, dans l'odeur si caractéristique de l'herbe fraîchement coupée. Dans la nature, celle-ci résulte d'un mécanisme de défense : elle est secrétée par les brins d'herbes blessés pour signaler aux autres l'approche d'un agresseur, mais pour l'homme, elle est souvent synonyme de liberté. L'artiste la restitue avec justesse grâce à quelques molécules de synthèse et une brassée d'essence de flouve, cette graminée qui donne au foin son doux parfum d'amande. Quelques pas plus loin, une créature invisible fait irruption dans la prairie. Sa présence silencieuse s'impose à travers les effluves fauves de sa fourrure. Composé d'un mélange de sécrétions animales aux relents excrémentiels, de matières végétales ambigües et de musc synthétique, le parfum introduit dans le paysage la palpitation de la vie, la chaleur de la peau, du poil de la bête qui rôde, si proche que l'on retient son souffle, entre crainte et fascination. Un pas encore et jaillit, aigüe comme une lame, l'odeur métallique et glaçante du sang. Éclaboussant l'immaculé paysage d'une tache écarlate imaginaire, elle signe la mise à mort brutale de l'animal.

Inspirée par une superposition d'images sédimentaires reposant au fond de sa mémoire – souvenirs embrumés d'une séquence d'Exótica (1994) d'Atom Egoyan, des imposants tableaux de chasse de Pierre Paul Rubens et d'une enfance passée dans les paysages grandioses du Canada –, l'artiste n'en retient qu'une sensation diffuse, qu'une impression contrastée de sérénité et de violence, de liberté et de sauvagerie. Là où le cinéaste comme le peintre peuvent jouer du cadrage, de l'exaltation des couleurs ou de la convulsion des formes pour susciter l'intensité dramatique, Julie C. Fortier invente une forme de narration en-deçà des mots et au-delà du visible. Le récit saisit le visiteur au corps. Il rappelle les penchants prédateurs de l'Homme à travers des odeurs qu'il connaît et reconnaît presque viscéralement. L'œuvre définit ainsi une nouvelle manière de faire sens, contredisant et embrassant tout à la fois les objections à l'encontre de l'odorat, ce sens longtemps délaissé par les arts. Freud, dans Malaise dans la civilisation (1930),écrivait que l'amenuisement de l'odorat était une condition de la civilisation : à partir du moment où l'homme s'est redressé, son nez s'est éloigné du sol et son regard, dominant désormais le monde, a pris préséance. En déployant ses paysages-récits à hauteur de nez sur les murs mêmes de la galerie, ce lieu soumis au plus haut point au joug du regard civilisant, Julie C. Fortier rappelle le visiteur à sa nature ambivalente de mammifère pensant, capable à la fois d'instinct et d'esprit, de pulsions et d'imagination.

 

© Clara Muller, 2020