Innenraum (Intérieur)

Anselm Kiefer
  • Innenraum (Intérieur)

Dimensions 287.5 x 311 cm. Huile, acrylique, émulsion, paille et shellac sur toile avec gravure sur bois, 1981.
Collection Stedelijk Museum, Amsterdam.

Innenraum fait partie de la série des peintures monumentales consacrées à la destruction des bâtiments d' Albert Speer, l'architecte néo-classique du IIIe Reich. La réactivation des mythologies germaniques a fait peser sur Anselm Kiefer, dans les années 70, des présomptions d'ambiguité, une même incompréhension avait accueilli l'oeuvre de son prédécesseur et enseignant Joseph Beuys. Mais l'artiste aime à soumettre ses œuvres au travail du temps, il les plonge dans l'oubli pour les ressortir de longues années après, nourries d'une nouvelle énergie. Aussi maintenant qu'il est au sommet de son parcours, la re-présentation d'Innenraum corrobore la puissance de sa démarche inaugurale qui consistât en une auto-reconstruction en tant que sujet à partir des figures de « la décomposition et l'effondrement » du National-Socialisme et malgré elles. Pour cela comme le dit Michel Makarius en mettant au point ses « images minées de l'intérieur » il soumet l'abjection à une disparition.(1)
Innenraum représente un fragment de la Grande salle de la Neue Reichskanzlei, chancellerie du Reich, qui fut entre 1938 et 1945, le palais du Fürher. La toile fut peinte d'après une photographie prise après que le bâtiment ait été bombardé et avant qu'il ne soit dynamité par l'armée soviétique.

Il n'a pas été facile de retrouver sur Google une vue de la salle au temps de sa splendeur. Une fois obtenue, on peut la comparer à l'ambiance poisseuse dont Kiefer l'a nimbée. En oblitérant repères et proportions, il fait oublier la dimension mégalomaniaque du lieu. De plus, l'espace est clos, ne laisse entrevoir aucune possibilité de circulation. Le regard n'est conduit vers aucun lointain. Il pénétre dans une impasse dont le point de fuite est un rectangle noir, qui masque la porte monumentale, surèlevée, par laquelle on pénétrait dans le hall gigantesque. Un petit rectangle noir sur le côté droit indique l'emplacement d'une autre porte et permet ainsi de donner la bonne échelle, - minuscule-, de l'humain.
Une profonde impression de ténèbre et de salissure imprène l'image. Les mosaïques murales originellement décorés d'aigles d'expression sadique sont maculées d'une peinture épaisse passant d'un doré verdâtre à un sombre bitumineux; les murs aveugles sont enduits d'un noir opaque digne de draps de deuil. La verrière art déco est souillée de l'extérieur, l'éclairage zénithal est blafard, sépulcral. Le sol étant le négatif exact du plafond, un effet de quadrillage, d'entrecroisement rythmique, fait converger lignes verticales et horizontales vers un point où la logique est symétrique de l'absurdité.
La toile est enduite de composants organiques divers, dont le « shellac », -vernis résineux- , mais aussi de la paille, du bois, de la terre. Mélangées à l'huile, arrosées de liquides, émulsionnés, les matières prennent leurs propres reliefs, des saillies sont nées, que l'artiste a trouées, lacérées, pulpées. Petit à petit, par l'organique, il a défait le minéral. Anselm Kieffer a été qualifié en 2014 de « peintre d'histoire » par Tim Marlow, directeur artistique de la Royal Academy de Londres.(2) Certes la tradition allégorique des ruines lui permet de se mesurer à son propre passé, non pas sous l'angle des vestiges mais des désastres, des effondrements, d'un passage vers le néant.
Kiefer revisite aussi le projet de Speer qui croyait au devenir-ruine de ses bâtiments. IIs devraient prendre, prévoyait l'architecte, autant de valeur que les vestiges gréco-romains qu'il admirait passionnément. Avec Kiefer, nous pensons à la fonction prophétique des mythes : nous mettre en garde contre la prétention d'accéder à une quelconque surhumanité. La représentation qu'il nous donne à voir du palais d'Hitler le rapproche d'images très contemporaines de friches industrielles polluées, abandonnées, d'où l'histoire s'est retirée.

Anne-Marie Morice

1 - Michel Makarius, Ruines, représentations dans l'art de la Renaissance à nos jours, Flammarion, 2004, et Champs, 2011, 311 pages

2 - https://www.royalacademy.org.uk/exhibition/anselm-kiefer 

Pages Anselm Kiefer sur le site de la Gagosian Gallery : http://www.gagosian.com/artists/anselm-kiefer

Vu à
Centre George Pompidou-Paris
Exposition Anselm Kiefer
du 16 décembre 2015 au 18 avril 2016