Infantry with Beast

Jane Alexander
  • Infantry with Beast [déŽtail]© Jane Alexander/ADAGP, Paris 2017  Courtesy Stevenson, Cape Town and Johannesburg  Photo © Anthea Pokroy

27 Figures 2008-10, Beast 2003. Fibre de verre, peinture àˆ l’huile, chaussures, tapis de laine, 118 x 1200 x 200 cm Collection de l’artiste © Jane Alexander/ADAGP, Paris 2017 Courtesy Stevenson, Cape Town and Johannesburg Photo © Anthea Pokroy

 

 

Vingt-sept êtres hybrides mi-humains mi animaux, des « humanimals », -comme les a appelés l'historienne d'art américaine Julie McGee-, dont les proportions naturalistes sont à notre échelle, saisis dans un instant de marche militaire sur un tapis rouge qui circonscrit le périmètre de l'installation. Les corps nus anthropomorphisés de cette troupe sont identiques presqu'interchangeables si ce n'était la couleur de leur peau (grise, chair, noire, ou tachetée) et leurs botillons désassortis. L'exhibition de leur nudité masculine contrainte, domestiquée, docile, résonne comme une sorte d'abandon de toute innocence ou de recherche personnelle de résistance à la contrainte. Corps de jeunes hommes mais têtes de chiens, de l'espèce du Lycaon pictus, chien commun dans la savane subsaharienne, carnivore redouté qui se déplace en meute. Raides, en parfaite synchronisation tête levée tournée vers la droite, la tribune sans doute, ils ne voient pas qu'au bout du podium les attend un quadrupède inquiétant, la « bête ». Ils forment un régiment, elle est toute seule. Chaussées de bottes ils ne semblent pas douter de l'endroit où leur pied va se poser, elle est tendue hostile. La présence de la "bête" suspend la fiction aux bords dune possible narration. 

Les protagonistes se confrontent mais sont les uns comme l'autre vulnérables et manipulés. Figures de dominés, de domestiqués, à la fois victimes et bourreaux, nul lutte pour prendre le dessus. Fascination, ambivalence, curiosité, peur et en même temps pathos et compassion, air mélancolique traduisent leur fatalité d'êtres aliénés. Les chiens en meutes sauvages sont une réalité des métropoles sud-africaines. Les commissaires en ont fait un élément du parcours de l'exposition Art Afrique, le nouvel atelier à la Fondation Louis Vuitton, manifestation qui montre un nouveau visage de l'Afrique. Dans l'ère post-apartheid, alors que la dualité reste irréconciliée la chasse et l'embrigadement deviennent des outils d'arraisonnement des êtres.

Dans son art, dès le milieu des années 80, l'artiste du Cap (Afrique du Sud) Jane Alexander n'offre pas de consolation. Elle est une observatrice de ce qui noue les relations entre êtres humains différents mais sommés de vivre ensemble : la manipulation d'individus vulnérables, les codes et les systèmes d'autorité, l'ordre et le contrôle social. L'Afrique du Sud qui doit se réinventer comme société multiculturelle et démocratique est un laboratoire permanent pour observer les manières d'être ensemble, les vécus individuels et collectifs. Se déclarant inspirée par Kienholz et Duane Hanson et pratiquant aussi le photomontage, elle réutilise des éléments antérieurs pour ses nouvelles combinaisons. Dans cette installation de sculptures elle passe des enfants de la rue, thème de ses premières œuvres, aux enfants embrigadés par des organisations au fonctionnement rigide (religieuses, institutionnelles, criminelles) voire aux enfants soldats. Dans cette œuvre allégorique elle questionne ces changements intervenus en très peu de temps en Afrique et qui ne répondent pas aux attentes.

La résilience par rapport à la discrimination, aux préjugés raciaux, le symbole du tapis rouge, decorum pour une gloire de pacotille, dissimulent la reproduction et le renouvellement des formes néocoloniales de domination. La peur et la vulnérabilité face à des situations de pouvoir et de commandement exacerbent l'obsession de la sécurité et fait proliférer l'invention de systèmes de surveillance.

Pep Subiros décrit le propos de l'artiste comme « la misère et l'insanité d'une société qui accepterait que ses enfants soient traités comme un chien errant »1. Kobena Mercer2 écrit que les espèces hybrides de Jane Alexander créent une « poétique en même temps qu'une violation de la classification des espèces et de leur distinction » ce qui renvoit au grotesque : « Le grotesque a toujours été dédaigné par les traditions occidentales qui pronaient un ordre esthétique et un design harmonieux… Le grotesque est un moyen de dépeindre le monde non pas comme un univers d'un ordre rationnel fermé ou complet mais comme imprévisible, comme un flux de devenirs contradictoires qui a richement inspiré le romantisme, Dada, le surréalisme, l'expressionnisme, mouvements qui s'insipiraient du principe combinatoire de la poétique juxtaposition pour questionner l'autorité ou la pureté formaliste. » « Traversant les frontières du temps et de l'espace, « le grotesque et le monstrueux font partie des ressources de l'imaginaire pour exprimer la résilience, car ils agissent de façon plus homéopathique qu'allopathique ».

Cette œuvre saisissante nous amène à revoir les espérances que nous nourrissons envers l'altérité, l'empathie, la dignité, la liberté au regard des traumatismes modernes (Shoa, colonialismes, génocides). Elle nous fait entrevoir un avenir où la notion même d'humanité pourrait muter.

 

Anne-Marie Morice

 

 

1«... the misery and insanity of a society that would allow their children to be treated as stray dogs.» . Extrait du catalogue dirigé par Pep Subirós, commissaire de l'exposition Jane Alexander : Surveys (from the Cape of Good Hope). Exposition dans la cathédrale St John the Divine présentée par le Museum for African Art, New York, 2011.

 

2 Dans son essai Jane Alexander's Poetic Monsters, ibid

 

Vu à

Fondation Louis Vuitton

8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne,

75116 Paris

Exposition Art/Afrique, le nouvel atelier

26 avril — 28 août 2017

Commissaire général : Suzanne Pagé 

Conseiller : André Magnin 

Commissaires : Angéline Scherf et Ludovic Delalande.