Entrelacs (série) fibres végétales - Tondo, Collection Villa Datris, 135 cm, photo Franck Couvreur. Racine de lierre-Carex-Jonc, 1992, photo Bertrand Hugues.
Les lumineux Entrelacs de Marinette Cueco découverts à la Villa Datris, puis à Art Paris saisissent par leurs qualités antinomiques : fragilité, simplicité de la matière / force et éclat de la composition interpellent nos habitudes de regardeurs avertis. L'art de cette artiste, avec ces oeuvres qui obéissent à leurs propres lois, puise sesforce dans l'abondance de la nature et dans un savoir qui lui a été transmis par ses aînées. Les Entrelacs aident à renvoyer notre imaginaire vers un monde poétique où la nature apparaît en pleine majesté.
Le tressage et le tissage, dans notre civilisation plutôt associés à l'activité féminine, font partie des premières activités que l'humain.e a déployées en osmose avec les plantes. Il est probable, par mimétisme, que ces techniques aient été inspirées par celles d'animaux telles les araignées tisserandes, ou les oiseaux faisant leurs nids, voire par les plantes elles-mêmes dont les formes magnifiques résultent de complexes interactions. Certaines féministes sur plusieurs générations ont dénoncé la mainmise patriarcale marchande sur la Mère Nature et leur système d'exploitation non respectueux, néfaste. Même si Marinette Cueco ne tient pas à l'étiquette de féministe, sa résistance, sa résilience tracent des voies. Son rapport respectueux et créatif au vivant, son inventivité dans un environnement éloigné de l'atelier du créateur, en font une personnalité de premier plan pour la reconnaissance des femmes artistes.
Le cycle des Entrelacs a commencé très tôt dans la vie de l’artiste Marinette Cueco, dès les années 70. Souhaitant trouver un sens nouveau à la tapisserie, elle a eu l'idée de faire entrer la nature, et son odeur, à l'intérieur des habitations. Elle conçoit alors ces lès végétaux de plusieurs dimensions et figures composés principalement de joncs cueillis puis travaillés au moment où ils sont encore souples avec de multiples techniques permettant qu'ils ne deviennent pas cassants.
L'étape de la récolte in situ est importante. Marinette Cueco s'en était confiée à Gilbert Lascault qui écrivait en 1982. « Contrairement à la plupart des artistes, elle n’achète pas chez un marchand les matériaux dont elle se sert, qu’elle noue, tresse, tricote, tisse ou entrelace. Elle ne les fabrique pas non plus. Elle les ramasse. Elle se livre à cette activité de cueillette que, dans notre société, ne pratiquent plus que quelques rares individus. (...) Renouer avec cette pratique de la cueillette, c’est dans une certaine mesure retrouver des rapports plus doux, plus modérés avec le milieu où l’on vit. C’est refuser de lui faire violence, d’en modifier radicalement l’allure. Le cueilleur cherche, choisit, prélève. (...) En même temps qu’elles sont matériaux du travail artistique, les herbes lui rappellent les circonstances de la cueillette, les détails intéressants du paysage, une couleur particulière de la terre ou du ciel. Conservées, puis nouées, tressées ou tricotées, elles deviennent occasion de se souvenir et de rêver. »1
« Le brin végétal choisi est court pas infini. Il faut lui donner cette forme linéaire en le tressant, en le nouant ou l’enroulant tout en respectant son dynamisme. Après il faut inventer une forme d’entrelacs générale qui convient à la souplesse et l’aspect graphique du matériau. Je travaille dans la continuité sans maquette préalable, un geste en amène un autre.» explique M. Cueco2. Chaque panneau d'Entrelacs est constitué d'un cadre porteur auquel elle accroche les extrémités. « Le brin est formé par des tiges elles-mêmes enroulées puis tressées pour leur donner de la longueur ». A partir de là Cueco déploie ses figures d'entrelacs, écheveaux de nœuds au tissage plus ou moins tendu, ce qui crée des effets de dégradés, les couleurs passant du clair au sombre en fonction de leur densité de texture. Ces réseaux dessinent des motifs graphiques, labyrinthiques, dont on peut suivre les trajectoires, identifier les croisements.
La notion d'entrelacs est très riche. En sculpture, peinture, elle s'applique à des motifs ornementaux, religieux, patrimoniaux. En topologie, l'entrelacs est une sorte d'art d'enchaîner et de nouer des formes circulaires sans les disjoindre, en les plongeant les unes dans les autres. Cette figure de l'enlacement favorise le recours à l'imaginaire, à l'intuition, aux approches sensibles et intimes. On peut rapprocher ces lignes flexibles aux figures proposées par l'anthropologue britannique Tim Ingold3 qui oppose les lignes sinueuses des mondes de la lenteur, mondes « itinérants ou habitants », aux lignes fragmentées des « mondes pressés du rendement ».
Ce choix créatif incarne une relation à la nature, qui ne s’est pas créée dans la distance. Pour Cueco, la nature n’est pas un paysage à regarder et représenter, mais un environnement à vivre dans sa continuité avec son corps et son souffle. Elle distingue son approche de celle du Land Art dont l’intellectualisme éloigne les artistes du langage de la nature. On pourrait plutôt la rapprocher de certaines démarches propres à l'Arte Povera. Elle se réfère aussi à l'Art Souple, dénomination donnée dans les années 70 aux pratiques textiles.
Dans notre ère contemporaine de l'anthropocène nous pouvons aussi voir son œuvre comme un manifeste pour qu’un compagnonnage véritable s’établisse avec la source de nos vies dont les ressources ne sont pas inépuisables.
Anne-Marie Morice
1 Gilbert Lascault : Un herbier pour Marinette, extrait — 15 mars 1982
2 Propos recueillis à la Fondation Villa Datris, Paris, le 15 février 2019.
3 Une brève histoire des lignes (titre original : Lines: A Brief History), 2011. Traduit de l'anglais par Sophie Renaut. Editions Zones Sensibles.
Vu à
- Exposition Tissage, Tressage… quand la sculpture défile à Paris
15 février – 29 juin 2019
Fondation Villa Datris - Espace Monte-Cristo, Paris
- Art Paris 2019
- Galerie Univer, Paris