Dreams have no title

Zineb Sedira
  • Institut français - Pavillon français Biennale de Venise - Zineb Sedira - Les rêves n'ont pas de titre - ©DR
  • Institut français - Pavillon français Biennale de Venise - Zineb Sedira - Les rêves n'ont pas de titre - ©Thierry Bal
  • Institut français - Pavillon français Biennale de Venise - Zineb Sedira - Les rêves n'ont pas de titre - ©Thierry Bal

Installation cinématographique occupant la totalité du Pavillon français de la Biennale de Venise. Photographies Institut français-Zineb Sedira©Thierry Bal

 

L’artiste Zined Sebira représente la France à la Biennale d’art de Venise, avec Dreams have no title (Les rêves n’ont pas de titre). Titre paradoxal : toute œuvre a un titre qui la nomme, l’identifie, permet de l’interprêter, de l’inventorier et aussi de l’objectifier. Ici le titre semble se rebeller contre cette convention en plaçant l’oeuvre non pas dans le registre de l’objet mais dans celui d’une création dont la dimension semble excèder les limites assignées à l’art, au-delà du conscient. A moins de prendre le mot rêve au sens de projection désirante ? Et justement Zineb Sedira « conçoit l’architecture du Pavilon comme une extension de l’image projetée » selon Sam Bardaouil et Till Fellrath. Le Pavillon français s’est donc transformé en installation cinématographique multiforme à la fois lieu d’exposition, plateau de tournage, régie, et boîte noire. Pour reprendre la belle expression d’Harun Farocki, l’un des maîtres du dispositif filmique, il s’agit dans ce type d’installation d’ « entrer dans l’espace et le temps du cinéma et de s’y sentir chez soi. »

Entrons dans les rêves, pénétrons aussi bien dans un dispositif sculptural que dans un lieu de production et un espace onirique dématérialisé. Ces rêves on les regarde au travers d’images fixes ou en mouvement, on les entend par des musiques, on les vit parfois soit en nous appropriant les objets qui ont servi au tournage, soit en dansant comme les protagonistes du Bal d’Ettore Scola, soit en nous projetant dans le film diffusé dans la salle de cinéma. Ces rêves, il est parfois difficile de les identifier et classer au premier abord. Ces rêves sont tissés par les souvenirs de celle qui nous invite, l’artiste, et mis en forme au moyen de la matière cinéma élargie qui favorise l’émotion, la projection et la réinterprètation de ce réel pour le rendre propre à soi-même.

Les rêves n’ont pas de titre est une fiction, un souvenir, une nostalgie, à la fois mise en abyme et remake, mais aussi une illusion. A Venise Zineb Sedira a réinstallé le salon de sa maison londonienne, elle en a fait un décor de cinéma qu’elle avait déjà montré au Jeu de Paume dans l’exposition Way of Life (2017). Le reste a été chiné par l’artiste. Au lieu d’être appelés à nous concentrer sur des objets exclusifs on nous invite à mieux considérer l’interaction entre les choses et leur contexte et comment elles font relation. Le cinéma comme un gigantesque prisme. Nous sommes invités à habiter l’oeuvre conçue comme un environnement, environnement situé dans les fictions, celles qui règnent dans l’univers du cinéma. Celle qui est à l’origine d’un film, celle qui nous traverse et celle qui subsiste comme souvenir de la vie d’un film, de sa conception à son tournage, à sa projection et à ce qu’il laisse dans notre espace intérieur.

Zineb Sedira avec ses trois cultures algérienne, française et anglaise, et ses trois curateurs Yasmina Reggad, Sam Bardaouil et Till Fellrath, sont les protagonistes de ce dispositif de mise en abyme, à la fois concepteurs, acteurs et primo-spectateurs du système de représentation qu’ils ont conçu et mis en place. L’artiste franco-algérienne s’est elle-même installée dans le Pavillon français avec son patrimoine, ses archives, son projet de vie, ses amis. Oeuvre placée sous les signes de l’imaginaire, de la socialité et de la mise en perspective. Cette superposition d’histoires, d’objets et de lieux personnifiée par la présence en textes et images d’une communauté artistique et intellectuelle a permis au projet de mûrir et d’aboutir.

Le visiteur est chaleureusement accueilli, par des performances dansées, des projections de film, des divans et fauteuils où on peut s’asseoir, de la musique à écouter et de multiples objets choisis et disposés avec soin. Il peut lui aussi prendre possession de l’espace, et mettre ses pas dans ceux des précédents occupants, l’artiste, ses trois commissaires et une grosse équipe de professionnels de l’exposition et du cinéma. Dans la salle centrale du Pavillon c’est le film Le Bal d’Ettore Scola qui est réincarné en fragments continus. Ce film coproduit par la France, l’Algérie et l’Italie en 1983 fait valser l’histoire de France des Trente glorieuses aux années 80 par le ballet de couples qui changent de partenaires selon la musique. Comique et théâtrale, nostalgique, l’allégorie de Scola donne le tempo de la société des humains qui restent dans le divertissement alors que défilent les illusions, que s’évanouissent les espoirs, que les réalités de la guerre, de la pauvreté, se cognent aux mythes officiels.

A partir de ce choix formel, au delà du dispositif axé autour du film sur les films, l’oeuvre s’avère être d’une insondable richesse. Elle convoque la mémoire, l’archive et leur façon de faire oeuvre. « Zineb Sedira confronte la fiabilité souvent contestée des archives aux ressources illimitées de la narration, afin de scruter les imbrications du cinéma et de la politique» disent les commissaires. Il s’agit de représenter un moment d’histoire culturelle pour en faire un présent. Plonger le public dans un projet revivifiant les années 60-70 à partir du regard qu’en a conservé le cinéma d’auteur politique. Cette mise en exergue du volet militant du cinéma restitue le rôle central que la production cinématographique algérienne a joué. Au coeur du sujet et au-delà de tout discours marxiste, la lutte contre la discrimination et le racisme, la décolonisation, la liberté, la solidarité,le socialisme, l’autogestion traçaient une nouvelle voie.

Zineb Sedira a réalisé une importante recherche archivistique sur les coproductions triangulaires qui ont eu lieu à cette époque entre l’Italie, l’Algérie et la France. Dans les trois pays, en saisissant les possibilités de circuler pendant la période de pandémie mondiale de 2020-2022, elle a exploré les fonds audiovisuels dont les étagères « regorgent de bobines de films, de toutes formes, matériaux et époques ». Elle déniche une « perle rare», un film portant parfois pour titre Le Tronc du figuier, d’autres fois celui de « Les Mains libres, réalisé en Algérie en 1964-65 par Ennio Lorenzini et très peu diffusé. Il est en voie de restauration à la Cinémathèque de Bologne. Elle en insère quelques extraits dans le film éponyme de l’exposition qui est présenté dans une salle de cinéma reconstituée.

Dans diverses archives audiovisuelles et notamment celles de la cinémathèque d’Alger, elle a repéré d’autres films produits à cette époque de grandes espérances. Elle en rapporte tout un pan d’histoire en train de s’écrire, assez méconnue, de cette période où Alger fut la « Mecque des Révolutionnaires », et aussi le havre des exilés Chiliens, Palestiniens, Espagnols, Argentins, Portugais, Marocains... « Il y règnait une effervescence intellectuelle et politique qui attirait les militants du monde entier » rappelle Yasmina Reggad1. « Ils se retrouvaient en Algérie pour débattre, prolonger des fronts de lutte, inventer de nouveaux futurs avec l’espoir de mettre fin aux empires coloniaux et au colonialisme, aux dictatures, au racisme, au fascisme et au capitalisme ». Zineb Sedira découvre le rôle majeur de l’Algérie dans la production de ce cinéma influencé par les idées d’avant-garde post-indépendance qui mobilisaient l’imaginaire de l’extrême gauche. Elle revoit d’un œil neuf Z (1969) de Costa-Gavras, Elise ou la vraie vie de Michel Drach (1970), L’Etranger de Luchino visconti (196è), La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1966) Le Bal d’Ettore Scola (1983).

Sans éviter les questions douloureuses qui accompagnent la relation Algérie-France, le projet au lieu d’être axé sur les études post-coloniales met en avant un autre héritage celui du tiers mondisme à la recherche d’une nouvelle voie. De plus, en mettant en jeu, son histoire personnelle avec ses richesses et ses contradictions, sa famille, Zineb Sedira étend le champ des connotations. Elle utilise la voix off pour dire sa propre histoire, celle d’une immigrée qui a grandi entre deux pays puis est partie vivre à Londres. Cette participation concrète dans la dimension autobiographique de l’oeuvre confère à cette dernière une sorte d’innéité tout en permettant à tout un chacun de construire ses propres narrations conceptuelles, multisensorielles et multimédias par l’espace, le langage, l’image, les objets, le corps, le mouvement, le son. La dimension collective du medium cinéma permet d’exprimer cette puissance d’agir.

Zineb Sedira nous entraîne dans une pratique active de formes sociales collectives conciliantes. La musique (Acid Jazz, Rock progressif), le cinéma (avant-garde), la conversation (amicale et intelligente) réaniment la grande histoire de façon presque vertigineuse, et donnent sens au va-et-vient entre passé et présent, espoir et stratégies réflexives. Tout ici est question de transformation, de mouvement et de mise en perspective du futur.

« Les rêves n’ont pas de titres » est une oeuvre qui revendique de ne pas être trop précisément enfermée dans un nom, car il y a profusion de titres dans la production filmique musicale, littéraire, artistique, mais on les oublie vite. Un rêve a le pouvoir de garder une part d’indécision dans ses contours, l’oeuvre est une invitation à aller au-delà des étiquettes. Par le pouvoir du cinéma de créer une réalité pleine à laquelle on s’identifie, les rèves sont toujours reconvocables et peuvent faire bouger petit à petit la réalité, l’entraîner du côté des désirs dans un après Biennale, à suivre.

 

Anne-Marie Morice

 

 

59e Biennale de Venise

Pavillon français

du 23 avril au 27 novembre 2022

http://dreamshavenotitles.com

 

1Une revue éphémère a été créée pour accompagner l’exposition. Chaque numéro fait référence à une ville : Alger, Paris, Venise. Présentés avec une maquette qui tient à la fois du journal et du magazine, inspirée des revues des années 70 en Algérie, les numéros retracent le parcours artistique de Zineb Sedira et convient son réseau d’artistes, cinéastes, musiciens, théoriciens. On les trouve en format numérique sur http://dreamshavenotitles.com