24 heures de la vie...

Michel Journiac
  • 24h de la vie d’une femme ordinaire. Phantasmes. La cover-girl, © Michel Journiac / ADAGP. Collection Maison Européenne de la Photographie, Paris.1974
  • 24h de la vie d’une femme ordinaire. Phantasmes. L’enlèvement, © Michel Journiac / ADAGP. Collection Maison Européenne de la Photographie, Paris.1974

24 heures de la vie d’une femme ordinaire (série). Phantasmes. 1974 © Michel Journiac / ADAGP. Collection, Maison Européenne de la Photographie, Paris. La cover-girl, L'enlêvement. Tirages gélatino-argentiques, 50 x 40 cm. La série complète 24H de la vie d’une femme ordinaire comporte trois parties. Le quotidien : le réveil, le ménage, la lessive, l'arrivée au travail, le pointage, le travail, le raccord, le repas de midi, le café, la cigarette, le départ au travail, la sortie du travail , le métro, les courses, l'achat, la cuisine, l'arrivée du mari, le repas du mari,la vaisselle, le coucher. Le rêve : l'attente de l'amant, l'amant. Les fantasmes : la dame en blanc, la maternité, la putain, l'allaitement, la lesbienne, le viol, le play-boy, la cartomancienne, la cover-girl, femme travestie en homme, la strip-teaseuse,l'enlèvement (1et 2), la reine, la communiante, la mariée, la veuve

 

 

Pour Michel Journiac, initiateur en France de l'art corporel, le corps et son contrôle sont des enjeux cruciaux au sein de toute société. Du corps il disait qu'il était « une viande consciente socialisée », un objet donc d'échange et de consommation totale.Certaines de ses performances créaient une sorte de convergences, comme on en trouve dans la figure christique, des symboles de dépendances, d'amour et de déchéances de l'être humain. Qui plus est l'art de Journiac prend racine dans les années 70 qui ont vu s'épanouir en France la publicité et le marketing, amplement développés aux Etats Unis où, rappelons-le, ces techniques de propagande reposant sur l'exacerbation des pulsions et désirs ont été théorisées dès les années 30 par Edward Louis Bernays, le neveu de Sigmund Freud.

Dans ces années 70, la guerre au sens premier du terme s'étant refroidie, a déplacé le combat sur le terrain de l'économie. Terrain qu'il faut sonder à l'aide de bien nommés sondages commandés par les entreprises qui commercialisent les objets de consommation. Ils permettent à celles-là de doser la fabrication des marchandises au plus près des désirs de leurs clients désormais nommés « cibles ». Cette époque de consumérisme désinhibé qui engendra sa contre-culture critique, fut une grande époque de conformisme et de mimétisme. Le système de la mode contribue à cette offensive. L'homme influencé par « la mode » est plongé dans une situation oxymorique permanente, sommé à la fois de maîtriser son image tout en se soumettant aux injonctions de constamment la renouveler, injonctions rapidement diffusées grâce à la puissance de la communication de masse. Cette série, Michel Journiac l'a également conçue pour rendre visibles des outils de contrôle qui ont joué un rôle primordial dans nos sociétés libérales : les statistiques donneuses de norme, lesquelles sont mises en formes par la diffusion massive d'infinités d'images. Heureusement à ces coercitions répond le processus permanent, vital, par lequel l'homme s'émancipe de la contrainte notamment par l'art. « Toute création naît de la distance, de la marge et nous renvoie à ceux qui ont renié les dogmes ou les morales subies, les idéologies reconnues, dans l’engagement du vécu », écrivait Michel Journiac en 1972 deux ans avant la création de cette série 1.

L'art de Journiac est au coeur de ces débats qui se poursuivent depuis lors grâce notamment aux Women's studies dont la figure de proue, pour nous français, est Judith Butler qui, dans les années 90, a été parmi les premières à parler des « théorie du genre » et à souligner que le « genre est parodie ». Or cette série photographique 24 heures de la vie d’une femme ordinaire, est constituée de véritables tableaux de genre qui analysent les discours, les représentations et les pratiques qui fabriquent les sujets « genrés ». Elle nous fait entrer dans la vie quotidienne d'une femme de la classe moyenne par le biais de ses apparences, et du cadre dans lequel elle évolue, en fonction de l'heure et de ses fonctions sociales, tour à tour femme au foyer, au travail, infirmière, amante. Et cette femme, c'est Michel Journiac sublime « drag queen », qui l'incarne dans un jeu de rôle qui met subtilement en relief la dissonnance entre être et paraître.

De cette série Journiac disait « Le corps est vu comme objet par la « société de consommation », mais c'est par ce corps-objet que se manifeste le réel. Le social est fait de rituels qui «lient l'individu dans sa chair ». (24 heures de la vie d’une femme ordinaire, M. Journiac, ed. Hubschmid, 1974)

Chaque moment de cette journée, conçue comme emblématique de celle de la majorité des femmes, - les statistiques toujours -, est figé dans une image dont la composition donne une forme archétypique à ces rites successifs : manger, aimer, soigner, se reposer, travailler, protéger, penser, fumer, se maquiller... Le réalisme apporté aux décors et objets s'inspire des romans photos clairement revendiqués par Journiac comme modèles. De ce stéréotype naissent toutes les critiques possibles sur le rôle de la femme, femme que l'artiste incarne avec une énergie et une puissance qui l'émancipe du voile des clichés de la femme soumise, érotisée par les assignations patriarcales. « Il refuse toute asphyxie : il axe son action en dehors de l'appris dans d'autres sphères comme le non-dit, le plaisir, l'affectif, le rapport réel au monde. » 2 La série Phantasmes montre avec une éloquence particulière cet engagement jubilatoire de l'artiste à se transformer en amazone motorisée, en princesse de chambrée, en mère ou en lesbienne.

A cela Journiac, en se mettant en scène lui-même dans cette série de clichés, apporte un décalage et manifeste la puissance trouble que le réel fait planer sur les questions de genre et d'identité. Cette transformation est construite par des effets de postures et de parures, une certaine raideur maladroite contrastant avec les codes BCBG, alors que son expression reste obstinément neutre, égale, et pour le coup ouverte aux interprétations, dissimulant toute intériorité sous la facticité.

Hélène Chouteau écrivait pour l'exposition qu'elle fit de cette série à La Galerie (Noisy le sec) en 2001 que nous étions face à une « œuvre ambigüe qui met en jeu la question du statut du langage et des images, pose la création comme espace de liberté, de révolte et de subversion, et comme activité de questionnement du réel , de la vie et de la pensée. » Nous ne sommes pas loin de ce que les post-féministes contemporaines appellent la « pensée queer » «un lieu de résistance à la normativité sexuelle et genrée en analysant les discours, les représentations et les pratiques qui fabriquent les sujets qu’ils énoncent. »3 Quand on regarde cette femme solaire, éminemment chic et verticale, en aucun cas subordonnée à un homme, en pleine capacité d'agir, on se dit qu'elle est tout sauf ordinaire.

 

 

Anne-Marie Morice

 

 

Vu à

Exposition Michel Journiac, L'action photographique

20.04.17 - 18.06.17

Maison européenne de la Photographie

5/7 Rue de Fourcy, 75004 Paris

https://www.mep-fr.org

 

Site de l'artiste

http://www.journiac.com

 

  1. 1 "De la censure à la révolution culturelle", paru dans arTitudes, mars 1972
  2. 2Françoise Docquiert, Michel Journiac l'action photographique, catalogue de l'exposition de la Maison européenne de la photographie, Editions Xavier Barral, 2017. Françoise Docquiert partage le commissariat de l'exposition avec Pascal Hoël.
  3. 3 Amelia Jones, in La rébellion du Deuxième Sexe : l’histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), Fabienne Dumont éd., Dijon, 2011