La rémanence du passing-shot, Installation-sculpture, béton moulé lasuré et matricé, deux façades: 5 x 8m et 2,5 x 9 m, trois modules: 3,1 x 5,5 x 6 m
Elle pourrait tout aussi bien être tombée du ciel, détachée des murs de l'ensemble immobilier des Tennis, ou posée là par hasard. Le sentiment d'étrangeté nous saisit devant la singulière installation urbaine, tout en béton d'Edouard Sautai, quand on la voit d'une des deux rues qui accèdent à la place pavée où elle est située. Notre perception se transforme quand, petit à petit, on se familiarise avec elle. L'artiste ayant choisi d'utiliser la matière même du bâtiment, sa construction mimétique épouse la gamme chromatique des immeubles, comme s'il avait soustrait de leurs murs des volumes géométriques. Mais ce prélèvement débouche sur une disposition bousculée, chamboulée, qui nous décale de ce contexte architectural et urbain, nous offrant l'expérience persistante d'une œuvre à la grâce surprenante, une œuvre en deux parties : interventions sur les façades et sculpture centrale.
En effet, il pleut des balles sur les murs des façades. Ceux-ci sont ponctués de reliefs semi-sphériques sur lesquels court une ligne sinueuse, celle de la couture de balles de tennis. Recouvertes d'une fine lasure argentée, elles persistent dans l'évocation de l'usage antérieur du site qui fut un endroit de sport et de détente.
C'est sur un axe de circulation douce, quasiment piétonnier, qu'Edouard Sautai a posé l'autre partie de son œuvre, les Trois modules de construction, sur une place devenue un nouveau lieu public de la ville d'Ivry, autour duquel s’articule l'ensemble immobilier Les Tennis. Les différents plans des modules ont été moulés à partir d'un répertoire de formes simples, parallélépipédiques et robustes, puis assemblés de manière à former des compositions insolites à angles droits, comportant deux plans pleins ou percés d'ouvertures rectangulaires et une console. Cet ensemble rappelle l'architecture brutaliste dont la ville d'Ivry possède un beau patrimoine. Chaque module comporte une face qui reprend la texture matricée des façades, le reste est en béton lisse lasuré. Ces modules semblent non finis, tout en angles et en saillies. Ce qui nous incite à les imaginer réunis, soit en les articulant, soit en les emboîtant mentalement pour finalement comprendre que chacun existe ainsi pleinement par lui-même en toute autonomie. D'un aplomb insolite, ils reposent à même le sol. En équilibre oblique sur leurs tranches, leur apparente légèreté n’est qu’illusion puisque chacun pèse trois tonnes. S'ils peuvent donner l'impression d'abandon, ils sont en fait solidement ancrés au pavé par des tiges de métal qui chevillent les arêtes et traversent le sol.
Chaque module comporte trois plans, orientés sur les trois axes x, y, z de la géométrie euclidienne. Malgré une position à première vue bancale, deux plans étant plutôt verticaux, le troisième allongé à l'horizontal, leur assise est soigneusement réfléchie. Les axes se raccordent en fonction des multiples points de vue que l'on peut avoir depuis la place centrale, des fenêtres ou des voies d'accès. Observés en plongée, leurs faîtes semblent soumis à une même attraction les poussant vers le centre, clin d'œil à la fonction rayonnante des places dans les projets urbains.
Produire le caractère public d'un environnement urbain inédit, c'est l'une des missions qu'on assigne à une œuvre d'art dans l'espace des villes. Car elle peut, à partir d'un site sur lequel des équipes ont œuvré pour créer un projet vierge de toute expérience de vie passée, contribuer à faire éclore un nouveau lieu de vie commune. La dimension analogique du projet d'Edouard Sautai ainsi que sa capacité à initier l’expérience physique, inclus de fait les usagers dans des processus d'occupations socio-spatiales. Les Trois modules de construction créent des situations, appellent à ces micro-actions urbaines dont Judith Butler souligne qu'elles partent avant tout des corps qui sans cesse « se rapprochent, parlent, bougent ensemble »1 .
Ces trois objets qui se retrouvent là, mis ensemble, créent une petite zone protégée, ouverte à chacun. Sculpture habitable, à la manière d'une cabane éclatée, on peut la traverser, s'y sentir à l'abri, s'y asseoir, donner des rendez vous, y jouer. Cet édicule de nouvelle génération se constitue à la fois comme environnement, point de rencontre et observatoire. Il crée un effet de seuil renvoyant aux espaces privés, - les ouvertures cadrent un rapport dedans-dehors. Cette mise à distance localise et permet d'avoir sa propre version de la proximité.
Il est établi que l'art résonne avec nos émotions, propriété d'autant plus importante pour l'art public qu'il ne vise pas seulement à la contemplation mais aussi à la mise en mouvement, selon le sens étymologique d'émouvoir : conduite vers l'action. Cette invitation à prendre conscience des relations qu'on entretient avec les objets de notre environnement s'adresse aux habitants et passants, à tout type d'individu ou de collectif, stable ou éphémère, présents sur le site. L'une des hypothèses centrales du penseur de l'urbanité Henri Lefèbvre était que « l’espace est produit : il est l’enjeu et le résultat d’une multitude d’actions et de stratégies qui, précisément, le produisent et en font l’histoire »2. Un programme auquel Edouard Sautai apporte sa propre réponse plastique, en créant une proposition radicale qui devient pièce constituante du lieu, contribuant à son usage aussi bien collectif que subjectif, tout en participant à l'écriture de la transformation de la ville d'Ivry.
Anne-Marie Morice
1Rassemblement, Judith Butler, Fayard, 2016 (trad. Christophe Jacquet)
2 La Production de l'espace, Henri Lefèbvre, Paris, Anthropos, 1974
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