The Constellations, sérigraphies sur papier BFK rives, 2011 et The Mapping Journey Project, installation de huit vidéo-projections numériques en couleur, son, 2008-2011
Les cartes du ciel parlent tout autant du ciel que de leurs auteurs, les voyageurs qui les ont tracées pour s’orienter ; elles sont ainsi à l’image de la terre. Les constellations de Bouchra Khalili ne dérogent pas à la règle mais l’adaptent et la transposent : des noms de villes ont remplacé ceux des étoiles. Tunis – Naples – Marseille, Bamako – Sebha – Rome : la carte du ciel est littéralement une carte de la terre. Sur un fond bleu intense des pointillés relient les différentes villes. L’installation The Mapping Journey Project explicite ces sérigraphies, même si le seul nom des villes donnait déjà une idée de ce dont il s’agissait ; sur chacune des huit projections vidéo, la main d’un migrant trace sur une carte son parcours de ville en ville pendant que sa voix évoque le voyage.
Ces constellations sont sobres, épurées, élégantes. D’ordinaire migration et minimalisme font mal la paire – à moins qu’il ne s’agisse de rappeler le dénuement dans lequel se font la plupart des exils. Bouchra Khabili ose l’association et la réussit. Car plus que de minimalisme, c’est d’économie de moyens dont il est question - less is more. Ces cartes sommaires et elliptiques ne sont que des fragments de récits, quelques repères dans de longs parcours pour fuir la misère, la guerre ou les persécutions. Les trajets paraissent simples, nets et précis comme les tracés qui les décrivent, alors que souvent les dire chaotiques relève de l’euphémisme. Schématisés de la sorte, on croit comprendre les parcours de migrants : ils sont venus d’un point à un autre en passant par telle et telle villes. Dans les journaux télévisés, une grande flèche vient ainsi relier deux villes pour que le téléspectateur comprenne bien d’où viennent les migrants et où ils sont maintenant. On ne voit que le point de départ (ailleurs) et le point d’arrivée (ici). Et l’on tend à oublier le trajet parcouru, en rabattant cette expérience de l’exode sur notre expérience du voyage.
Les schémas et les cartes font oublier la réalité des parcours ; l’installation de Bouchra Khalili, en associant les sérigraphies aux projections vidéo, nous rappelle avec force non seulement cette réalité, mais encore le zèle que l’on met à l’oublier. Ces constellations sont une mise à distance au carré : elles épurent la carte (qui est déjà une abstraction, une première mise à distance), la subliment en un tracé élégant, poussent sa logique d’abstraction à l’extrême et démontrent ainsi par l’absurde le leurre du modèle cartographique pour penser les migrations.
Sans pathos, Bouchra Khabili nous ramène au singulier. Derrière les cartes, les signes et les « flux », il y a des individus. On se rappelle alors toute l’indécence qu’il y a à réduire les parcours singuliers à des flux, à des animations cartographiques traversées de grosses flèches qui deviennent des sujets pour les émissions d'information. En sur-jouant l’abstraction et l’esthétisation, Bouchra Khalili fait éclater les stratégies de mise à distance : impossible de fermer les yeux, car ce n’est plus seulement fermer les yeux sur les migrants, c’est détourner le regard des processus, désormais clairs et conscients, grâce auxquels nous fermons les yeux.
Morgan Labar
Vu à
Exposition Telling Tales : Excursions in Narrative Form
Sydney Museum of Contemporary Art,
Australie
2 juin - 9 octobre 2016
https://www.mca.com.au/exhibition/telling-tales/
Sites de l'artiste
http://www.galeriepolaris.com/artistes.php?id=60